Après « Tangerine » tourné avec un iPhone en mode commando il y a trois ans, Sean Baker a présenté cette année « The Florida Project » à la Quinzaine à Cannes. À l'occasion de la sortie du film en salle, brève rencontre avec l'une des figures montante du cinéma indépendant outre-atlantique.
Au sein du cinéma indépendant américain, où émergent beaucoup de jeunes réalisateurs très talentueux chaque année, il peut être assez juste d'admettre qu'une grande majorité de ces derniers ne se démarquent qu'assez peu. Les petites "sensations" locales qui profitent des vitrines festivalières (Sundance notamment) pullulent mais s'essoufflent vite (on pense à Birth of a Nation ou The Bad Batch récemment). Mise à part quelques contres-exemples remarquables (où Whiplash de Damien Chazelle montre que l'on peut aussi percer, et ensuite aller jouer dans la cour des grands), la plupart ont du mal à marquer durablement leur génération. Sean Baker aurait pu faire partie de ceux-ci.
En 2015, à Sundance, dans le temple, justement, du moule très prévisible du cinéma indépendant américain, Tangerine, shoot survitaminé filmé dans les rues de Los Angeles en quelques heures, fait l'effet d'une bombe. À l'heure où les discours réactionnaires sur la primauté de la pellicule et la nécessité, presque militante, de l'ériger en bouclier face au numérique se multiplient, Sean Baker fait tout à l'envers. Armé d'un iPhone, assisté d'une petite équipe de guérilleros, ce dernier montre qu'il est possible de réaliser un film avec trois francs six sous. Et au final, si Tangerine restera malgré tout dans les esprits comme une sorte de prototype un-peu-trop improvisé d'un "film tourné à l'iPhone", Sean Baker, lui, s'est fait un nom. Tangerine est pourtant déjà son cinquième film.
Son sixième film, The Florida Project, présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes et dont la sortie est prévue le 20 décembre 2017, fait le grand écart (voire notre critique). En racontant le quotidien d'un petit groupe d'enfants tuant l'ennui près des motels de la banlieue de DisneyWorld à Kissimee, en Floride, Baker revient avec un casting mixant inconnus (Brooklynn Prince, Bria Vinaite) et stars habituées du grand écran (Willem Dafoe, Caleb Landry Jones), un budget vingt fois plus important que Tangerine (2 millions de dollars) et, aussi étonnant que cela puisse paraître, un film en 35mm. Nous avons pu rencontrer Sean Baker pour discuter, justement, des méthodes de productions d'un film indépendant aujourd'hui et de sa vision d'un certain pluralisme des supports qui le caractérise désormais.
Par rapport à Tangerine (tourné en seulement 24h pour moins de 100 000 dollars), The Florida Project semble être un cap au-dessus en terme de production, comment avez-vous envisagé ce film ?
Tangerine nous a permis de financer The Florida Project justement. Mais je crois surtout que Tangerine m'a appris une nouvelle approche de ce type de sujet. J'y ai ajouté un petit peu plus de comédie qu'habituellement par exemple ! Je pense que c'est ce qui a dicté le style de The Florida Project.
Cette méthode de production plus imposante vous a-t-elle gêné pour faire le film à votre façon ?
Ce n'était pas vraiment un problème. Mais pour The Florida Project, nous n'avions eu que 35 jours pour tourner le film, ce qui veut dire : pas de période d'essai ! Vous ne pouvez pas vraiment vous préparer pour anticiper la manière dont tout le monde va travailler... On doit se mettre à bosser tous ensemble de manière cohérente, et ce, dès le premier jour, pour être efficace. J'ai eu l'habitude des petits tournages où nous occupions tous plusieurs postes différents. Pour Tangerine par exemple, nous étions cinq et nous devions tous assurer nos multiples casquettes sur le tournage. C'était agréable de ne plus avoir à faire ça, mais dans le même temps, il fallait constamment s'adapter.
La clé, ça a été la communication : au lieu de parler à seulement cinq personnes, pour The Florida Project, je devais parler aux quarante personnes qui composaient l'équipe pour les garder informés à tout instant de ce qu'on devait faire. C'était fatiguant et parfois très pesant. Quand vous êtes un petit groupe, vous communiquez très vite, il n'y a que vos amis avec qui vous communiquez sans même avoir forcément besoin de parler. Quand vous travaillez avec quarante personnes, dont la plupart collaborent pour la première fois avec vous, et finalement, perdez une bonne partie de votre temps à expliquer à l'équipe ce qu'il en est. Mais c'était, au fond, la seule vraie difficulté. Je ne pourrai jamais me plaindre d'avoir plus d'argent et plus de moyens, car cela facilite tout.
En passant son temps à communiquer verbalement avec une grosse équipe, pensez-vous que l'on perde une certaine spontanéité ?
Oui. Et en même temps il faut essayer de la retrouver. Disons que c'est un équilibre à trouver. Il faut garder cette spontanéité mais, personnellement, je veux quand même garder un mode de production plus confortable que celui de Tangerine. Faire un film en mode guérilla, c'est trop éreintant ! Et peut nuire à votre rythme de vie, votre énergie, votre santé, mais aussi (et surtout) celle de l'équipe avec qui vous travaillez ! On finit souvent par trop en demander. Donc au final, j'aime bien l'idée de donner du boulot à trente ou quarante personnes (voire plus, avec les personnes travaillant dans les bureaux) pour The Florida Project, c'est plutôt bien. Il faut trouver l'équilibre entre ces deux façons de faire les films, et je pense l'appliquer à nouveau pour mes prochains films.
Vous avez tourné Tangerine à l'iPhone, et The Florida Project en 35mm... Quel est votre rapport avec ces supports que vous utilisez et qu'on a pourtant tendance à opposer ?
J'ai tourné des films en 35mm, en 16mm, en définition standard, en HD, en iPhone, et quand je regarde à nouveau tous ces projets, je suis toujours satisfait du support qui a été choisi ! Je ne vois pas comment ces films auraient pu exister sans, justement, le medium qui a été utilisé pour les réaliser. En réalité, je pense que le support et le contenu sont complémentaires et que vous pouvez trouver une certaine beauté dans chacun d'eux. Et je serai l'avocat de n'importe quel support ! Même si vous n'avez pas les moyens, il ne faut pas hésiter à utiliser un support moins coûteux plutôt que d'y renoncer, un film en numérique sera toujours mieux que pas de film du tout.
Alors c'est sûr, de nos jours, à cause des questions financières inhérentes à chaque film, certaines personnes qui peuvent se permettre le 35mm vont quand même refuser d'utiliser la pellicule en pensant que cela sera moins coûteux pour eux. C'est pour ça qu'il faut toujours garder en tête l'importance qu'a la pellicule et ne pas oublier que c'est avec ce support que le cinéma a émergé. Si je peux, dans mon humble contribution, aider à garder ce format pelliculaire en vie, j'en suis heureux. Prenez Kodak par exemple... Ce sont les derniers à fabriquer de la pellicule et ils sont, en ce moment, en difficulté. C'est primordial de les garder en vie !
Pourquoi avoir choisi la pellicule spécifiquement pour ce film là ?
Pour The Florida Project, j'ai eu le budget et les moyens de tourner en 35mm et je m'en réjouis. Je voulais vraiment avoir ce rendu très particulier de la pellicule. Cette esthétique très riche et très organique que celle-ci peut apporter. Je pense vraiment que le film n'aurait pas été le même s'il avait été tourné en numérique... Au fond, je suis dans une position assez paradoxale où j'encourage les gens à faire les films dans le support qu'ils souhaitent, et, dans le même temps, j'encourage aussi les gens à maintenir la pellicule en vie ! Quand on y pense, on n'est jamais sorti d'un film tourné en 35mm en se disant "ça aurait été bien mieux en numérique !", alors que l'inverse arrive souvent...
On vous a catalogué comme une figure du cinéma indépendant américain qui filme les marginaux de l'Amérique. Est-ce que ça vous gêne ?
Oui, parce que ce n'est pas comme si je les cherchais. C'est vrai que pour mes cinq derniers films je me suis intéressé à une population un peu marginale. Mais mes films viennent surtout de situations où je vois qu'il y a une communauté sur laquelle j'ai envie d'en savoir plus, et qui ne sont pas forcément énormément représentés à la télévision ou au cinéma. Ce serait bien qu'il y ait plus de films qui racontent les histoires de ces communautés, auquel cas je ne serai alors plus considéré comme "le" réalisateur des marginaux !
Propos recueillis par Corentin Lê
The Florida Project de Sean Baker, en salle le 20 décembre 2017. Ci-dessus la bande-annonce, notre critique du film est à lire ici.