En 1977, Dario Argento réalisait Suspiria, premier volet de sa trilogie des Enfers, devenu depuis un objet culte. En 2018, Luca Guadagnino réalise le remake avec Dakota Johnson pour interpréter la jeune danseuse qui intègre une prestigieuse école, dans laquelle d'étrange événements se déroulent... Nos rédacteurs Corentin et Marko ont vu le film, mais en sont ressortis avec deux avis bien différents. Un débat déchaîné sur CinéSéries ! Let them fight !
-Corentin : Pour moi les soucis commencent dès le début. Un carton nous indique que “ceci est un film en six actes et un épilogue”, puis un autre nous situe le contexte du film, en précisant que ce Suspiria a lieu “dans un Berlin divisé”. Tout ça, c’est de l’enfumage ! Et on s’en rend compte très vite. Le film se construit de manière linéaire et, bien que souhaitant volontairement brouiller les pistes, les actes ne servent à rien et ne signifient aucun détour ni changement dans la structure du film. Même chose pour le contexte berlinois. L’histoire aurait très bien pu se passer n’importe où… Là encore, j’ai l’impression que Guadagnino veut donner de l’épaisseur à un film qui n’en a pas.
-Marko : Effectivement il y a quelque chose d’étrange dans ce découpage inutile du film. C’est une contrainte formelle qui en l’occurrence ne sert strictement à rien, si ce n’est à donner une touche académique au film. C’est troublant, parce que comme pour le premier Suspiria, l’intention du réalisateur est de créer un univers onirique, où la sensation doit excéder une narration raisonnable. Par contre, le choix de situer cette histoire, en 1977, va dans le sens de la recherche de sensation horrifique pure. En effet, à cette époque, il n’y a sans doute pas de ville plus fantasmée que Berlin, une ville à la fois moderne et de fin du monde - froide et dangereuse, qui semble en permanence au bord d’une apocalypse décadente. Comme si après la magnifique Lombardie de Call me by your name, autre grand fantasme, Guadagnino poursuivait logiquement son tour d’Europe avec l’étape horreur à Berlin.
-Corentin : Justement j'ai l'impression que Guadagnino se réfugie vers ce cadre pour donner un peu de consistance à un scénario très erratique. Comme si la confusion du récit se justifiait dans le décor. Outre mesure, j'ai eu le sentiment que cet ensemble de couches ajoutées au scénario participait à une recherche de justification permanente, et accessoirement d'une tentative d'orner le cinéma de genre d'une dimension supérieure, d'y ajouter un zeste de “culture haute”. La différence avec l'original est flagrante à ce niveau-là. Argento aime la simplicité de son intrigue, il y croît pleinement. Ici, le genre n'intéresse Guadagnino qu'en tant que prétexte permettant d’entasser ses références culturelles et historiques habituelles. Ça relève d'un certain mépris envers le fantastique. C'est comme si celui-ci, selon Guadagnino, ne se suffisait pas en tant que tel. Tu n'as pas ressenti cette gêne toi aussi ?
-Marko : Peut-être étrangement, sur cette apparente distance hautaine, Call me by your name m’est apparu plus gênant. Dans Suspiria, il a une ambition déclarée, avec ce contexte très riche, de montrer quelque chose. Son précédent était trop éthéré et fin pour permettre une vraie prise, un très joli conte “hors sol”. La volonté d’ancrer ce Suspiria dans des mémoires différentes m’a semblé très intéressante, même si son style parfois pédant empèse quelques séquences. Il réussit par ailleurs quelques jolies scènes gore et des chorégraphies, très appliquées et assez esthétiques.
-Corentin : Je n’ai pas de soucis face à l’esthétisation de la souffrance ou du gore. Simplement, l’esthétisation à laquelle procède Guadagnino paraît creuse en plus d’être assez laide, kitsche dans le mauvais sens du terme. Toute sa petite mécanique qui consiste à encrasser une machine pourtant bien huilée ne fonctionne pas. Quand des têtes sont arrachées, quand des gorges sont tranchées, j’ai juste la sensation que Guadagnino veut s’encanailler, veut salir sans raison les poses qu’il met en place tout en n’osant jamais pleinement s’engouffrer dans le genre.
-Marko : Au contraire j’ai trouvé qu’il parvenait à s’inscrire suffisamment dans le genre, au moins pour réaliser ces portraits de femmes, de sorcières, et Tilda Swinton et Dakota Johnson sont assez géniales dans leur rôle. C’est là où Guadagnino nuance sa vision très bourgeoise : il réactualise avec élégance la figure de la sorcière, qui est une figure féministe. La liberté totale, exprimée dans la danse, la forte solidarité de genre, la domination sur des hommes réduits à des pantins qu’on désarticule à l’envie, le tout dans l’ambiance révolutionnaire sombre de Berlin-Est. Finalement, cette troupe est fascinante, il y a la construction d’une révolte immémorielle. Et avec ses actrices, il réussit une très belle peinture de la féminité, comme d’ailleurs il réussissait un très beau portrait de la masculinité avec Timothée Chalamet.
-Corentin : Cette question du féminisme fait partie de la posture générale du film. Ce sujet, comme tous les autres, n'est pas traité mais juste balancé au détour d'une phrase ou deux. Par ailleurs je ne vois pas ce que ça apporte de plus au film de faire passer ce sujet par le texte et le dialogue sachant que l’on a déjà une histoire de base où l’on est face à des personnages féminins indépendants, qui ne se soucient pas des hommes. Bref, qui n'ont pas besoin d'expliciter leurs actions. Mais ce n’est pas surprenant que Guadagnino explicite quelque chose qui est déjà dans son film car cela rejoint sa logique d’expression frontale, où tout est surligné de peur que le spectateur ne comprenne pas, ou, à l’inverse, dans le but d’assommer ce dernier d’un trop-plein de thématiques, pour lui donner le sentiment d’être face à une “grande oeuvre”. On nous parle de religion, de guerre froide, de terrorisme, de sorcellerie, de la famille, d’art, de danse, de vie de groupe, de féminisme, des camps de la mort, de démons, de mennonites dans l’Ohio, mais on nous parle de tout ça pour quoi ? Rien de tout ça n’est véritablement justifié ou conclu.
-Marko : Il y a une indécision dans le film, et pour ce qui n’est pas conclu, cela peut jouer en faveur du rêve horrifique proposé. Peut-être que Suspiria a toutes les qualités et défauts d’un bon film de son temps, confus entre l’ambition et la prétention, soigné à l’extrême, jusqu’à la condescendance ?
Suspiria de Luca Guadagnino, en salle le 14 novembre 2018. Ci-dessous la bande-annonce.