CRITIQUE FILM - Première collaboration entre le réalisateur Akira Kurosawa et son acteur fétiche Toshiro Mifune, « L’Ange ivre » comporte déjà tout le génie du cinéaste et du comédien. Relatant la bouleversante histoire d’amitié entre un yakuza et un médecin vieillissant, le long-métrage aborde des thématiques aussi complexes que le dévouement, la pauvreté, la désillusion et la maladie avec une finesse rare. En résulte un drame poignant qui annonce l’incroyable filmographie de l’un des plus grands maîtres du cinéma japonais.
L’Ange ivre se déroule dans un quartier pauvre de Tokyo, dans le Japon d’après-guerre. Un soir, le gangster Matsunada se rend au cabinet du docteur Sanada pour se faire extraire une balle reçue dans une main. S’il abhorre les yakuzas, le médecin accepte malgré tout de soigner le jeune homme et lui annonce qu’il souffre peut-être de la tuberculose. Le criminel et Sanada développent ensuite une relation complexe mais emplie de bienveillance, alors que le docteur fait tout pour que Matsunada se soigne, malgré les refus répétés de ce dernier.
Ne pouvant s’exprimer librement dans ses films durant la guerre, Akira Kurosawa considérait L’Ange ivre comme son premier long-métrage personnel. Dans cette œuvre incontournable, sa capacité à traiter de thématiques universelles se fait déjà sentir, au même titre que son amour pour le conte et le théâtre, ou encore ses qualités de plasticien.
Une dualité magnifique entre deux hommes que tout oppose
L’un des décors de L’Ange ivre est une mare extrêmement polluée dans laquelle des déchets sont déversés. Cette dernière se situe à quelques mètres du cabinet du médecin, du marché d'un bidonville ou encore d’un bar, lieux qui formeront les cadres principaux du film. Dès l’ouverture, cette mare autour de laquelle les enfants pataugent au risque de tomber malades suffit à donner un contexte social au long-métrage.
Près de cet endroit évoquant aussi bien l’abandon que la pauvreté, où les habitants s’efforcent de survivre, le médecin alcoolique, épuisé et désabusé soigne des patients atteints de tuberculose, à l’image du gangster Matsunada. Après avoir planté son cadre en quelques secondes, Akira Kurosawa se concentre sur ces deux protagonistes pour ne plus les lâcher. S’ils sont entourés par de nombreux personnages secondaires essentiels et développés en un minimum de plans et de dialogues, le film s’articule en effet autour de ces deux figures diamétralement opposées.
En plus du cadre sordide, la dimension symbolique du film s’exprime également à travers les professions des deux héros. Fort heureusement, la dualité entre leurs deux métiers ne se résume jamais à une confrontation entre le bien et le mal, bien au contraire. Elle sert d’abord à amener un sentiment de rejet puis d’attraction entre eux, avant que l’entraide ne s’installe petit à petit. Tour à tour, le docteur et le gangster se rendent visite, apparaissant ivres l’un après l’autre, et apprennent à compter sur leur présence mutuelle malgré leurs difficultés à s’entendre.
À travers eux, le réalisateur donne son point de vue sur les yakuzas et sur les différentes voies à emprunter pour trouver le respect, qu’elles soient admirables ou non. En se focalisant sur les peurs et angoisses de Matsunada, individu effrayé que le médecin sermonne parfois de manière hilarante, le cinéaste rend ce personnage extrêmement touchant, peut-être encore plus que Sanada dans la majeure partie du film. Contrairement au docteur qui fait preuve d’une inébranlable dévotion, le criminel s’est inspiré des mauvais modèles pour se bâtir une réputation, avant de se perdre en cours de route.
Comme ce sera plus tard le cas dans ses Chanbaras, Kurosawa s’intéresse aussi avec malice à la tromperie et aux rapports de force, thématiques qui renvoient au conte, tout comme la présentation des décors et des deux héros opposés. Lorsque Sanada prend directement ce genre littéraire en exemple alors qu’il conseille une patiente atteinte de la tuberculose, cette dernière lui fait comprendre qu’elle se laisse difficilement charmer par ces histoires. Ce n’est en revanche pas le cas du spectateur, qui se retrouve progressivement happé par L’Ange ivre, grâce à des fulgurances dans la mise en scène, toujours au service de ses magnifiques personnages.
Une finesse d’écriture et une réalisation impressionnantes
Dès les premières scènes, Akira Kurosawa réussit à dévoiler la nature du médecin et du gangster. La fatigue, le faux détachement et la tristesse enfouie de Sanada sont visibles dès sa rencontre avec Matsunada. Protecteur silencieux qui dissimule sa tristesse en permanence, le docteur exprime avec une agressivité parfois réjouissante son besoin de soigner le yakuza, malgré le rejet de ce dernier.
De son côté, le criminel tombe dans une détresse poignante qui ne fait qu’augmenter au fil du film, et que Toshiro Mifune retranscrit à merveille. D’abord extrêmement charismatique, Matsunada devient peu à peu pathétique lorsqu’un personnage secondaire vient bouleverser le récit à la moitié du film. Ce dernier, un yakuza fraîchement sorti de prison, accélèrera l’autodestruction du jeune homme, jusqu’à une confrontation finale laborieuse, où l’impuissance de Matsunada atteint son paroxysme. Le maquillage outrancier de Mifune révèle par ailleurs à quel point la tuberculose est progressivement en train de l’affaiblir.
Pour mettre en scène les rapports de force qui ne cessent de s’inverser entre le gangster et le médecin, Akira Kurosawa utilise la profondeur de champ avec brio. Lors d’une séquence de cauchemar, le réalisateur a par ailleurs recours à un effet de montage extrêmement poétique pour symboliser l’autodestruction de Matsunada. S’il n’est en 1949 qu’au début de sa carrière, la puissance évocatrice du cinéaste est déjà bien présente et totalement perceptible.
Kurosawa est par ailleurs extrêmement bien entouré côté casting. Toshiro Mifune, qui prête ses traits au yakuza, brille de mille feux dans cette première de ses 17 collaborations avec le réalisateur. Takashi Shimura - autre acteur fétiche du metteur en scène - ne démérite pas dans le rôle du médecin. Ses dernières paroles révèlent notamment la puissance de sa composition, lorsque le docteur assume enfin sa tristesse cachée et son inaltérable besoin d’aider son prochain, ce qui le rend bouleversant.
Récit d’amitié fédérateur et profondément humaniste, L’Ange ivre est déjà porteur de toutes les qualités d’un cinéaste en devenir. Que ce soit à travers sa direction d’acteurs impeccable, son incroyable gestion d’un cadre réduit et cette maîtrise pour traiter des thématiques universelles, l’immense talent d’Akira Kurosawa s’exprime déjà pleinement dans ce premier chef d’œuvre incontournable.
L’Ange ivre d’Akira Kurosawa, en salle le 17 avril 2019.