CRITIQUE/AVIS FILM : "Annette" de Leos Carax, film d'ouverture de ce 74ème Festival de Cannes, est une expérience de cinéma précieuse servie par une interprétation magistrale d'Adam Driver et une mise en scène époustouflante.
Le nouveau grand film de Leos Carax
Annette, film d'ouverture et première grande sensation de la cérémonie cannoise, n'est pas, ou si peu, ce qu'on en dit depuis sa présentation le 6 juillet. La célébrité orgueilleuse, la masculinité toxique, l'amour tragique, il y a peut-être de ceci, mais en symptômes de surface d'une expérience en réalité bien plus complexe et profonde. Le cinéma de Leos Carax invite à se poser des questions, en propose de lui-même sur l'art et la passion, mais il ne permet pas, par son originalité et son identité, d'y mettre ce qu'on voudrait y voir.
Et pourtant... Grand geste technique de spectacle, "son et lumières" merveilleux, Annette entretient pourtant bien un rapport avec le film Tenet de Christopher Nolan. Comme lui Annette est très long (2h20), comme lui on ne peut que saisir partiellement son propos, comme lui Annette est un chef-d'œuvre qui montre un savoir-faire de maître, de ces savoirs-faire qui repoussent les limites de l'art concerné. Et dernier point explicite de comparaison, à la consigne "ne cherche pas à comprendre, essaye de ressentir" adressée au protagoniste et au public de Tenet, le personnage principal de Annette adresse à sa fille, un "monstre", et donc aussi au public, ce principe : "forte est l'imagination, faible est la raison".
Cette comparaison est anormale mais donne une vérité : le grand cinéma est sensoriel avant d'être rationnel, il est un outil d'émotion avant d'être celui de raison. Pour le reste, Annette ne ressemble à aucun autre film, voire même pas aux précédents de Leos Carax, il n'est pas un film réaliste, et transcende par sa grâce et avec une emphase unique tous les genres qu'il invoque : le drame romantique, le thriller tendance horrifique, la comédie musicale.
Une démonstration de cinéma
La comédie musicale est le cadre et le fil de narration du film. Écrit et composé par le groupe pop-rock Sparks, duo de dandys glamour qui incarnent donc très bien la mélancolie décadente et mortifère du film, Annette abolit les contraintes de la cohérence narrative et les contraintes du temps du récit : où sont-ils, quand sont-ils, qui sont-ils ? Ceci est largement secondaire. Annette est avant tout et de manière très suffisante un film musical noir, aux sensations abondantes et intenses, avec des personnages qui ne sont que les marionnettes d'une implacable tragédie.
Adam Driver et Marion Cotillard sont des comédiens qui incarnent dans Annette des professionnels de la scène. Mise en abyme vertigineuse : Henry (Adam Driver) chante tout le temps hors de la scène, et s'exprime normalement sur scène. Quant à Ann (Marion Cotillard), elle chante moins malgré sa qualité de chanteuse lyrique - son personnage est autant principal que secondaire -, elle est donc moins duplice dans sa propre réalité.
Henry et Ann forment un couple célèbre et heureux, jusqu'à la naissance de leur fille Annette, incarnée par une marionnette plutôt effrayante. Plutôt que d'y voir la fabrication cynique et intéressée d'un enfant-star, ou alors l'inanité d'un enfant qui ne serait pas aimé, cette marionnette symbolise la monstruosité et l'étrangeté de la relation entre Ann et Henry. Ils s'aiment entre eux, leur public les aime et ils ont besoin de cet amour. Elle meurt sur scène pour se faire aimer, lui explose de vitalité colérique pour se faire aimer. Elle qui n'existe que pour mourir est pourtant apaisée et lumineuse, lui qui est l'incarnation animale de la vie est perturbé et sombre.
Ce drame romantique se mue en une forme de thriller quasi horrifique, lorsque Ann disparaît dans des conditions obscures et qu'Henry s'enfonce dans une folie meurtrière. L'enfant-marionnette Annette, nouveau-né capable de léviter et de chanter avant de savoir parler, scelle l'inscription dans un cadre général fantastique, dans tous les sens du terme. Annette est une farce, au sens théâtral et classique du mot, et une farce d'une formidable noirceur.
Des performances "monstrueuses"
Henry est la vitalité, l'élan de vie personnifié, mais il est animé d'un impérieux désir de mort. Ann joue la mort, mais sa légèreté et son sourire témoignent de son goût pour la vie. Elle meurt, il vit, elle revient le hanter, dans une forme spectrale presque plus tangible que la vivante qu'elle était, aérienne et immaculée. La jolie musique des Sparks sublime ce tourbillon, ce jeu de miroirs où les reflets se font face dans un couloir imaginaire et pourtant infini. Comment distinguer le vrai du faux, l'identité des personnages, la vie d'une marionnette et la vie d'un véritable enfant ? Comment distinguer l'artiste de l'homme ou de la femme, et le public du non-public ? Qui regarde qui, qui aime qui, où est le centre de gravité de tout ça ?
La performance d'Adam Driver est absolument fascinante. Bête de scène, chanteur, acteur, amant, assassin, père, il est tout ce que ce film musical lui demande d'être, dans un exercice de comédie à l'intensité extrême. Il est captivant du début à la fin, détestable au possible, soleil noir qui ordonne son propre univers morbide et sans issue. Il est le centre du film, son axe et son moteur, et l'acteur américain livre une performance qui devrait lui valoir le Prix d'interprétation masculine au Festival de Cannes.
Une oeuvre proche de la perfection
En face ou à ses côtés, Marion Cotillard excelle mais dans un style qu'on lui connaît très bien, paradoxalement son "style américain" alors qu'Annette est un film français. Magnifique être de lumière inaccessible, puis spectre terrifiant revenu d'outre-tombe, elle joue à la perfection la séduction naïve mais vénéneuse. Morte d'amour, de trop ou pas assez, on peut même faire le pari que sa réalité, son existence même, est surtout une affabulation d'Henry, une figure mythologique entre la sirène et la vierge sacrifiée, dont l'unique fonction est d'incarner toute la folie d'Henry. Qui accoucherait d'une marionnette, sinon une marionnette elle-même ?
De l'écriture des séquences à leurs chansons, des décors aux costumes en passant par les effets spéciaux, tout est produit et mis en scène avec un grand soin et une grande exigence. Si le propos peut sembler parfois obscur, son expression visuelle et sonore est toujours d'une beauté exceptionnelle. S'il fallait n'en citer que deux, alors la séquence d'ouverture et celle de conclusion sont plus que parfaites.
Pour toutes ces raisons, Annette est un film fascinant, exigeant, éblouissant. C'est une grande œuvre sur la vie et la mort, sur ce qu'il y a entre les deux, et par analogie ce qu'il y a entre l'art et la réalité, entre un artiste et son public, entre le mouvement et le repos, entre le vrai et le faux. Entre ces normes, il y a le "monstre", ce qui n'est d'aucune normalité, ce qui est indéfini et donc troublant. L'enfant Annette est un "monstre", Adam Driver est un "monstre", ils sont quelque chose en devenir, quelque chose d'inédit, quelque chose entre l'avant et l'après, entre le bien et le mal. Et il en va ainsi pour le film : Annette est là, entre le cinéma d'hier et celui de demain, se dérobant à tout ce que l'on croit deviner ou connaître. Annette est monstrueux.
Annette, de Leos Carax. Actuellement au cinéma. La bande-annonce ci-dessus. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.