CRITIQUE / AVIS FILM - Le nouveau film de Damien Chazelle "Babylon", d'une ambition folle, n'atteint pas les sommets auxquels le réalisateur de "Whiplash", "La La Land" et "First Man" avait habitué son public. Mais ce film sur les gloires et les misères d'un Hollywood bouleversé par le cinéma parlant, dépeint avec toutes les couleurs possibles, ne laissera personne indifférent par ses démesures.
Le cinéma en roue libre
Un film de cinéma sur le cinéma peut-il en faire trop ? C'est la question - rhétorique - que pose Babylon, tout en y répondant, au bout de trois heures épuisantes, de manière univoque. Avec son casting de stars, dans lequel se glisse la révélation Diego Calva, Damien Chazelle s'est en effet lancé dans son Once Upon a Time... in Hollywood, et avec une telle fougue que son résultat s'en trouve à la fois sensationnel, émouvant, formidable, et aussi indigeste.
Dans Babylon, tout commence par un avertissement et une introduction. L'avertissement prend la forme d'un éléphant qui défèque littéralement sur la caméra, avant que cet éléphant ne soit introduit dans une fête somptueuse et décadente, où des dizaines de personnes s'adonnent aux joies du sexe, de la drogue, de la musique, dans une folie collective issue d'une coucherie entre Gatsby le magnifique et Le Loup de Wall Street.
D'une durée de plus de trente minutes, cette introduction au calibre du film et à son univers, à ses personnages et à son drame - c'est là les derniers soubresauts glorieux d'un monde qui disparaît - est objectivement une séquence de cinéma monumentale. Et à une orgie dantesque succède mécaniquement sa gueule de bois, ici l'effondrement d'un monde de cinéma et de ses habitants, raconté par trois destins.
Deux "vieilles" stars pour un jeune premier
Voir Margot Robbie et Brad Pitt dans un tel spectacle, après leurs performances dans le film de Quentin Tarantino, est une invitation qui ne se refuse pas. Elle y joue Nellie LaRoy, une jeune actrice qui connaît une gloire éphémère dans les dernières années du cinéma muet, et il est Jack Conrad, icône masculine historique de cet Hollywood, qui va très vite devenir ringard.
Tous les deux, dans ces rôles qui s'inclinent du côté méta, suivent à la lettre l'esprit d'excès de Babylon, et Margot Robbie délivre quelques séquences très réussies, notamment celle de son tout premier tournage. Il faut par ailleurs souligner la performance de Diego Calva, qui a lui aussi un rôle qui résonne avec sa jeune carrière. Il est le personnage le plus principal de Babylon, et le troisième acte du film se concentre intensément sur sa chute après son ascension dans les coulisses, avant de conclure sur son futur, vingt ans plus tard, lors d'un retour à Los Angeles. À seulement trente ans, dans le rôle de victime et témoin privilégié du drame, l'acteur mexicain vu dans la série Narcos réussit son personnage et prend aussi bien la lumière que ses deux partenaires.
À considérer chacune de ces histoires, liées à différents degrés entre elles, il y a bien de l'émotion transmise par les interprètes, de la chair à l'écriture, et Damien Chazelle compte sur ses trois personnages pour dire beaucoup de choses. Mais finalement peut-être un peu trop pour l'équilibre aléatoire de Babylon, dont le trop-plein de générosité donne l'impression de tanguer en permanence d'un personnage et d'un bord à l'autre.
Une intention touchante dans un ensemble imparfait
Babylon ne nécessitait pas tant de chaos pour développer sa séduisante intention, à savoir comment l'apparition de la parole au cinéma correspond à une tragédie individuelle et collective, à la manière du récit biblique de la Tour de Babel. La parole signe en effet la déchéance de Jack, Nellie et Manny. Star du muet, affichant une prestance exceptionnelle sans dire un mot, Jack devient risible si on l'entend. Nellie, par sa voix, ses expressions, trahit des origines sociales qui ne s'accordent pas aux nouveaux usages très polis et intéressés du nouveau cinéma. Manny, attiré irrémédiablement par le vertige qu'est Nellie, est lui un cruel dommage collatéral.
Une fois ce nouveau cinéma parlant lancé, Babylon infuse une nostalgie d'un cinéma muet plus universel et égalitaire où la musique et les images, entrecoupées de cartons, trahissaient moins la trop dure réalité du monde, rassemblaient au lieu d'isoler. Cette parole qui aurait ainsi défait un paradis de cinéma est une idée intéressante de Babylon, et souligne du réalisateur la supériorité qu'il accorde à la fabrication d'images et à la musique. Et sur le travail de photographie de Linus Sandgren et les compositions de Justin Hurwitz, Babylon peut effectivement s'applaudir des deux mains.
Sur sa longueur et avec sa sur-abondance, Babylon ne s'évite malheureusement pas un lot conséquent de fautes de goût et quelques passages cacophoniques. Mais il serait bien exagéré de considérer que Damien Chazelle ait complètement perdu son tempo, dans ce Babylon dont la générosité et l'envie de bouleverser par son échelle et son intention restent fascinantes à expérimenter.
Babylon de Damien Chazelle, en salles le 18 janvier 2023. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.