Ceux qui travaillent : jusqu'où aller pour ne pas perdre son âme

Ceux qui travaillent : jusqu'où aller pour ne pas perdre son âme

CRITIQUE / AVIS FILM - "Ceux qui travaillent » s’attache aux pas d’un homme accompli dans son travail mais qui sombre, confronté aux conséquences de l’erreur inhumaine qu’il a commise. Avec l’excellent Olivier Gourmet.

Pour Franck (Olivier Gourmet, parfait), le monde est tout simplement divisé en deux : Ceux qui travaillent et les autres. Il n’y a pas de juste milieu. Franck est un homme sérieux, qui se veut à la hauteur de la confiance que lui octroient depuis plus de vingt ans les dirigeants de son entreprise de transport maritime. Le film montre très bien la reconnaissance dont Franck fait preuve envers eux, dont Jérémy (Michel Voïta), son supérieur hiérarchique. Evidemment, c’est grâce à sa grande capacité de travail et une forme d’abnégation qu’il a pu sortir de son milieu social et gravir les échelons depuis le bas de l’échelle, lui qui n’a pas fait d’études supérieures.

Premier arrivé au boulot, dernier parti. C’est un salarié modèle, parfait pour gérer les problèmes à distance avec sang-froid et surtout sans états d’âme. Il est payé pour trouver des solutions, faire en sorte que les soucis et les litiges coûtent le moins d’argent possible à sa boite, dont il connaît la fragilité parmi une forte concurrence. Franck est le même à la maison, et même s'il parle peu, il est très impliqué et attentif auprès de sa femme et de ses quatre enfants, à qui il assure un grand train de vie.

Tous comptent donc sur cet homme irréprochable qui ne laisse jamais rien transparaître de ce qu’il ressent… sans doute parce qu’il ne ressent pas grand-chose. Car le réalisateur Antoine Russbach et son coscénariste Emmanuel Marre dressent de Franck un portrait qui manque un peu de nuances. Ils le montrent, telle une machine programmée pour travailler et ne jamais râler ou se plaindre. Un taiseux sans émotions, un robot qui ferait même plus ce qu’on lui demande. Comme s’il devait toujours faire ses preuves et se maintenir au niveau.

Le travail ne peut pas être la seule source d'accomplissement de soi.

Aussi, quand un migrant clandestin est découvert sur l'un des bateaux dont il gère le transport de marchandises et risque de coûter cher à l’entreprise, Franck prend une très mauvaise décision, sans humanité ni scrupule aucun. Ceux qui travaillent montre d’ailleurs très bien la dichotomie dont un homme peut être capable : être préoccupé par la santé de sa fille et décider en même temps de sacrifier la vie d’un jeune homme pour parvenir à ses fins.

Sans pour autant s’inscrire dans la critique d’une moralité douteuse, Ceux qui travaillent offre un regard perspicace sur la façon dont les occidentaux peuvent être touchés par ce qui arrive à leurs proches et faire finalement preuve de bien peu d’empathie envers ces inconnus qui, au loin, connaissent l’exil et souffrent. Mais ce qui fait surtout froid dans le dos, c’est que Franck ne comprend pas pourquoi ses patrons, qui ont eu vent de cette décision scandaleuse, le sanctionnent pour cette erreur, la première et la seule depuis tant d’années de service.

De son point de vue, c’est évidemment injuste, car il est persuadé d’avoir agi au mieux des intérêts de la boite. Lui qui était si dévoué est mis au banc des autres entreprises susceptibles de l’embaucher. Au sein de ce petit monde du transport, sa réputation de sérieux se retrouve brutalement anéantie et une scène glaçante d’humiliation par un patron potentiel résume parfaitement le regard désormais porté sur lui. Car Ceux qui travaillent critique ouvertement le management actuel des entreprises, qui se maintiennent à flot en poursuivant leurs objectifs de profit et de performance, au détriment de l’humain. Comme dans Corporate de Nicolas Silhol, la pression subie par les employés et les cadres est très bien décrite, ainsi que les effets néfastes pour ceux qui, s’ils ne sont pas assez armés dans la vie, peuvent vite perdre leur âme.

Le réalisateur propose un film au regard froid, à l’image de Franck et tient donc le spectateur à bonne distance de l’empathie. Il montre Franck, qui tente de sauver les apparences, et ne dit pas la vérité à son épouse et à sa famille. C’est la honte qui l’empêche de tout raconter. Non pas la honte d’avoir failli, mais la honte d’avoir perdu son travail, d’être finalement passé de l’autre côté de son monde, celui qu’il honnit par-dessus tout : le monde déshonorant de ceux qui ne travaillent pas. Le mensonge dans lequel s’enferre Franck et son errance font d'ailleurs par certains moments penser à L’Adversaire de Nicole Garcia.

C’est évidemment le regard jugeant de ses proches qui va le confronter à la nature même de son geste. Le propos du film n’est d’ailleurs pas tant de faire prendre conscience à Franck de l’inhumanité de son geste, que de lui faire découvrir sa propre part d’humanité. Là encore, même si on comprend qu’un homme qui a si peu reçu d'attention est bien incapable d'en donner à des inconnus, les scénaristes auraient pu se contenter d’expliquer l’attitude de Franck sans nécessairement lui coller un background familial aussi rigide. Car certains hommes peuvent aussi se comporter comme des sales types sans pour autant avoir eu l’excuse d’une enfance difficile. L’empathie du spectateur naît pourtant dès que Franck lâche prise, s’effondre, pleure et prend conscience de sa solitude. Ceux qui travaillent est donc un film qui donne à voir, outre les dérives d’un capitalisme forcené, la chute d’un homme qui parvient, grâce à l’amour de sa famille, à remettre en question certains de ses choix de vie, à renouer avec ses racines et finalement à trouver sa place.

 

Ceux qui travaillent d'Antoine Russbach, en salle le 25 septembre 2019 –  Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.

Conclusion

Note de la Rédaction

Ceux qui travaillent raconte la chute professionnelle d'un homme qui a mal jugé une situation et pris une décision inhumaine, jusqu'à sa prise de conscience et sa quête d'humanité.

Note spectateur : Sois le premier