Des hommes : la guerre d'Algérie jamais ne s'oublie

Des hommes : la guerre d'Algérie jamais ne s'oublie

CRITIQUE / AVIS FILM – Avec le magistral "Des hommes", Lucas Belvaux revient sans concession sur la guerre d’Algérie et ses séquelles psychologiques sur les jeunes appelés. Un film porté par Gérard Depardieu, Jean-Pierre Darroussin et Catherine Frot.

Comment la guerre brise les hommes

Lucas Belvaux, qu’on a rencontré, a mis presque dix ans pour adapter Des hommesle roman éponyme de Laurent Mauvignier. D’abord parce que les droits avaient initialement été achetés par Patrice Chéreau (décédé en 2013). Ensuite, parce qu’il savait le projet « compliqué à produire, pas très facile à écrire et demandant des acteurs charismatiques ». Et enfin parce qu’il dit s'être « senti mieux armé après avoir réalisé Chez Nous ». Et on lui sait gré d’avoir pris son temps et d’offrir cette confrontation bouleversante entre ces deux cousins appelés pendant la guerre d’Algérie. D’un côté, les jeunes : Bernard, dit Feu-de-Bois (Yoann Zimmer) et Rabut, dit Bachelier (Edouard Sulpice). Et de l’autre, les mêmes en résonnance, 40 ans plus tard : Bernard (Gérard Depardieu) et Rabut (Jean-Pierre Darroussin).

Des hommes
Des hommes ©Synecdoche - Artémis Productions

La force et l’originalité de Des hommes résident dans la fluidité visuelle entre passé et présent, facilitée par le procédé omniprésent des voix-off des personnages. Ce qui est original, c'est que les voix-off ont été écrites par le réalisateur en même temps que le scénario et enregistrées pendant le tournage avec différents statuts. Tantôt du pur soliloque, comme la voix de la propre conscience de Bernard qui lui permet d’échanger avec celui qu’il était à 20 ans. Tantôt la lecture des lettres de Bernard par sa sœur Solange (Catherine Frot). Si ce va-et-vient permanent peut parfois s'avérer un peu pesant, il permet surtout d’accéder de plus près à la vérité et aux ressentis des personnages, dont les souvenirs dansent de l’un à l’autre.

Car Des hommes est un film qui interroge brillamment sur la façon dont les jeunes appelés ont digéré les événements traumatiques auxquels ils ont participé. Et sur ce que signifie être un homme et se comporter comme tel en période de guerre. Mais surtout, le film donne à voir l’impact de cette guerre sur leur vie et la manière dont elle pourrit leur présent et nourrit leurs remords et rancœurs. Et grâce aux documentaires La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier ou Algérie, la guerre des appelés de Thierry de Lestrade, on sait bien que le silence et les non-dits ont longtemps hanté ces trois millions de jeunes hommes entre 1954 et 1962.

Vivre avec l’indicible

Alors que la voix-off de Bernard dit à Solange « je ne t’ai pas raconté », le spectateur voit à l’écran ce qui est de l’ordre de l’indicible : la torture, la mort, les viols, les trahisons, la honte, le chaos, les massacres. Il voit aussi la vie sur place : la promiscuité des hommes, le mélange des classes sociales, les tours de garde, la chaleur, la poussière, la peur, l’alcool. Le film montre parfaitement que parler de ce qu'on a vu ou fait, c’est prendre le risque de n’être ni écouté, ni cru. Et que raconter, c’est se souvenir de cauchemars qu’il vaut mieux noyer dans l’alcool. Mais il faut bien continuer à vivre après, digérer l’horreur, avancer et faire comme si. Des hommes plonge le spectateur dans tout cela et c’est bouleversant.

Certains, comme Bernard, n’ont pas pu avancer et sont restés bloqués dans cette époque, murés dans le silence et le ressassement. Ils sont devenus encore plus aigris qu’avant leur départ, plus bourrus et enfermés dans leur solitude. Gérard Depardieu, qui selon le réalisateur « s’est imposé, en ogre incontournable », prête avec maestria sa corpulence et son talent à Bernard. Dépeint comme mal aimé mais fort peu aimable, il n'a aucune indulgence pour ses congénères, ni envers lui-même. Il émane de lui toute la violence dont peuvent être capables les taiseux, avec leurs regards lourds et leurs gestes maladroits.

Des hommes
Des hommes ©Synecdoche - Artémis Productions

Le film fait évidemment réfléchir sur les racines du racisme, sans pour autant les excuser. Bernard, jeune, commençait à aimer l’Algérie, sa lumière et ses couleurs, et à prendre conscience de la souffrance des harkis et des pieds noirs – il était amoureux de Mireille (Fleur Fitoussi), fille d’un riche propriétaire terrien. Mais les drames de cette guerre l’ont figé dans ses ressentis, incitant le vieux Bernard confus à déverser sa haine de l’ennemi d’hier sur une habitante de son village, Madame Chefraoui (Amelle Chahbi). Lucas Belvaux touche aussi subtilement du doigt la capacité de résilience des appelés, selon leurs milieux sociaux, leur éducation et leurs perspectives d’avenir. Ainsi Rabut, moqué par son cousin jaloux qui l’appelait Bachelier, est devenu un respectable conseiller municipal, très aimé de son épouse Nicole (Clotilde Mollet).

Février, un autre appelé qui a côtoyé les deux cousins, offre un regard complémentaire sur leur devenir. Ce « salaud qu’on va aimer quand même un peu », tel que le décrit le réalisateur, est interprété par Félix Kysyl, une vraie révélation. Tous les comédiens incarnent d’ailleurs les personnages - à tout âge - de Laurent Mauvignier avec beaucoup de justesse et de pudeur, et font de Des hommes une remarquable fiction qui porte « plus sur la mémoire que sur la guerre d’Algérie », traumatisme que la France est encore bien loin d’avoir digéré.

 

 

Des hommes de Lucas Belvaux, en salle le 2 juin 2021. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.

Conclusion

Note de la Rédaction

"Des hommes" est une remarquable immersion dans la vie de jeunes appelés pendant et après la guerre d'Algérie, et leurs multiples traumatismes.

Note spectateur : Sois le premier