CRITIQUE FILM - Deux ans après le très mauvais « Nos souvenirs », Gus Van Sant réalise son antithèse avec « Don’t Worry, He Won’t Get Far On Foot », un biopic sur la vie de John Callahan, satiriste devenu quadriplégique après un accident.
Gus Van Sant est décidément un réalisateur bien irrégulier. Remis de son dernier mélo dégoulinant, la catastrophe Nos souvenirs avec Matthew McConaughey et Naomi Watts, défoncé à Cannes en 2015, ignoré (à juste titre) à sa sortie un an plus tard, il revient avec un autre mélodrame au dynamisme surprenant. Au centre de Don't Worry, He Won't Get Far on Foot, présenté au dernier festival de Sundance : John Callahan, célèbre dessinateur satirique devenu quadriplégique à l’âge de 21 ans après un accident de voiture, qui doit se battre contre son handicap et son alcoolisme sévère. En apparence, rien de drôle : cette histoire pourrait même sentir bon le misérabilisme. Celui qui venait interrompre, par des flashback maladroits et grossiers sur le destin tragique de sa compagne, le chemin de croix du veuf de Nos souvenirs dans la forêt des songes au Japon.
Très vite, ces soupçons nous quittent totalement. On pensait assister à l’un de ces mélo oscarisables dont Gus Van Sant s’est fait l’un des spécialistes par le passé (Will Hunting, Restless), nous voilà face à une satire tragicomique à l’humour noir qui ne se lamente jamais sur la condition de son personnage principal. Don’t Worry He Won’t Ger Far on Foot traite son sujet à la lumière du mauvais esprit de son personnage principal, et non à l’aune de son handicap, dont il est le premier à tourner en dérision. Le titre du film, faisant référence aux mémoires éponymes du dessinateur, reprend également le titre d’un des dessins de John Callahan (que l'on voit dans le film). Celui-ci met en scène des cowboys, sûrement à la recherche d’un truand handicapé, trouvant un fauteuil roulant sans son propriétaire : l'idée est qu'ici, ce qui ne peut pas bouger sans son fauteuil y parvient malgré tout.
Paralysé ou sauvé ?
L’histoire de Callahan va, de toute façon, dans le sens d'une satire noire où la frontière entre la tragédie et la farce ne peut qu'être traversée en permanence. Alcoolisé jusqu’à la moelle, John Callahan (Joaquin Phoenix) vit les années 70 empoisonné par les flasques de whiskey qu’il ingurgite du matin au soir. Au cours d’une fête à Los Angeles, où il réside, il fait la rencontre d’un autre énergumène qui lui ressemble en tout point : Dexter (Jack Black), lui aussi alcoolique. Ils décident de prendre la route afin de se rendre à l’autre bout de la ville, là où, selon Dexter les filles seraient « plus chaudes ». Dans leur connerie abyssale, ils entament une tournée des bars, font escale dans un parc d’attraction et prennent le volant sans tenir debout. C’est au bout de cette nuit de débauche que l’accident tant attendu surviendra.
Dexter s’est endormi au volant et John s’est fait violemment éjecté de la voiture. Le voilà paralysé à vie. Désormais, il ne pourra que péniblement bouger ses bras et sa tête. Coincé à l’hôpital où il rumine son malheur, il fait la connaissance de Annu (Rooney Mara), une hôtesse de l'air avec qui il commence une histoire d’amour. Un peu plus tard, toujours accroc à la boisson, il décide d’entamer une cure et rejoint un groupe d’alcooliques anonymes grotesque mené par l’excentrique Donnie (Jonah Hill), un dandy qui s'est donné pour objectif d’accompagner les alcooliques dans leur désintox.
Dynamitage narratif
Il ne faut pas se fier à la linéarité d’un tel parcours : par le montage et via l’enchâssement délirant de toutes les strates de ce récit, Gus Van Sant vient faire exploser le schéma traditionnel du film thérapeutique (perdition → accident → thérapie). Revenu à ce qui faisait la magie de son meilleur cinéma (celui du début des années 2000, dont Elephant serait le point culminant), Van Sant s’amuse à détourner les épisodes de la vie de John Callahan par alternance, en ralentissant ou en accélérant l'apparition de flash-backs, de flash-forwards ou d'autres téléscopages narratifs, pour nous transmettre son goût de la recomposition par le montage. Le plaisir du film est le même que celui qui vient lors de la reconstruction d'un puzzle dont les pièces seraient initialement mélangées.
La manière dont Gus Van Sant vient brillamment dynamiter son récit classique rend possible la mise en mouvement de ce qui serait, a priori, condamné au statisme. Que ce soit les dessins hilarants de John Callahan, mis en mouvement par l’animation, ou bien le corps de Callahan lui-même, paralysé mais promu d’un souffle dynamique par la machine. Celle qui lui permet de se déplacer, bien sûr, tout autant que celle qui permet de représenter sa vie comme un kaléidoscope revigorant : la machine cinématographique. Tout ce qui est sensé rester statique est ici pris dans le tourbillon mouvementé de la vie de Callahan, celui qui ne s’arrête jamais, même après un accident, même après une thérapie.
Un retour en grâce
Ce mouvement amené par le montage, conjugué à l’humour noir entretenu par une galerie de personnages grotesques, permet à Gus Van Sant de réaliser un film vivant. Là où son dernier long-métrage suintant la mort de ses personnages et laissait craindre celle de son cinéma, Van Sant montre qu’il n’a pas dit son dernier mot : Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot est sans doute l’un de ses meilleurs films, mais aussi l’un de ses plus drôles, l'un de ses plus touchants, l'un de ses plus surprenants. Il y multiplie les ruptures de ton, passe de la farce à la tragédie par un simple changement de plan et démontre, au passage, ses talents de monteur en signant personnellement le montage de son film (plus de 10 ans après avoir réalisé seul celui de Paranoid Park), pour venir faire exploser le mélodrame classique dont il s’est pourtant fait l’un des portes étendard à l'ère post-moderne.
Don't Worry, He Won't Get Far on Foot de Gus Van Sant, en salle le 4 avril 2018. Ci-dessus la bande-annonce.