Enquête sur un scandale d'état : la poursuite vertigineuse d'une impossible vérité

Enquête sur un scandale d'état : la poursuite vertigineuse d'une impossible vérité

CRITIQUE / AVIS FILM - Sur un sujet complexe et encore chaud, Thierry de Peretti décrypte la construction d'un récit médiatique et interroge la corruption des institutions comme celle, plus intime, des motifs personnels des individus. "Enquête sur un scandale d'état" est un grand film, vertigineux, qui sûr de sa force s'offre lui-même au doute attaché à tout récit.

Enquête sur un scandale d'état, un cinéma de miroirs

On ne se débarrasse pas du trouble qui saisit lorsque s'achève Enquête sur un scandale d'état. Un trouble ambigu, comme si à la fois entièrement tout et strictement rien n'avait été dit. Alors que tout était là, parfaitement mis en scène, photographié et interprété. Pourtant, la vérité du film de Thierry de Peretti n'apparaît pas comme on pourrait l'imaginer, simple et claire. Si elle apparaît, c'est selon la seule modalité possible pour n'importe quelle vérité. Comme un accord, une convention, un concept et au mieux une réalité partagée de fait. Il faut rappeler que la vérité et l'art n'ont ainsi jamais eu grand chose à voir, et paradoxalement surtout quand le cinéma s'éprend d'un fait divers retentissant.

Enquête sur un scandale d'état
Enquête sur un scandale d'état ©Pyramide

Comme chacun des protagonistes de l'affaire en jeu, Enquête sur un scandale d'état tente son récit. Il invente une histoire, qui n'est pas celle du journaliste Stéphane Vilner (Pio Marmaï), ni celle de l'informateur Hubert Antoine (Roschdy Zem), ni celle de l'ancien chef des stups Jacques Billard (Vincent Lindon). Il est un peu de toutes ces histoires, saisies et développées dans un récit conçu comme un long dialogue entre Stéphane et Hubert, avec ses ellipses, ses malentendus, ses mensonges aussi. La vérité est un discours, le cinéma est un discours, et c'est là le véritable thème du film extraordinairement brillant de Thierry de Peretti.

Au coeur d'un scandale majeur

Pour mettre au jour cette grave affaire en 2016, Emmanuel Fansten (Stéphane Vilner dans le film), journaliste de Libération, publie une enquête sur l'implication des stups et particulièrement l'ancien n°1 de la lutte anti-drogue dans un trafic international. L'événement déclencheur est la découverte par les douanes d'une cargaison de 7 tonnes de résine de cannabis en plein Paris, le 17 octobre 2015, chargée dans trois camionnettes garées boulevard Exelmans, dans le très chic XVIe arrondissement. L'enquête fait apparaître l'implication d'un important trafiquant de stupéfiants, qui se trouve aussi être un indic précieux de l'Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants, dirigé alors par François Thierry (Jacques Billard dans le film).

Emmanuel Fansten est informé par un ancien agent des stups infiltré, Hubert Avoine (Hubert Antoine dans le film). C'est grâce à son témoignage qu'il va pouvoir mettre à jour ce qui s'apparente à un scandale d'état. Ensemble ils publient le livre L'infiltré: De la traque du Chapo Guzman au scandale français des stups en 2017. Trois hommes donc, un journaliste, un indic et un "grand" flic,  pour une affaire complexe qui ne veut pas trouver sa fin. Alors, qui a fait quoi ? Qui a raison ?

Enquête sur un scandale d'état
Enquête sur un scandale d'état ©Pyramide

Enquête sur un scandale d'état, exercice suprême du doute

Thierry de Peretti réussit un éclatant tour de force, en ne répondant pas à ces questions de manière décisive. Sur un scandale établi et dont la procédure judiciaire est encore en cours, on ne sait pas à la fin d'Enquête sur un scandale d'état si sa matière bien réelle existe vraiment, et où se situerait la distance qui permet de former un jugement.

On s'attache bien sûr à la quête des deux hommes, anti-héros a priori valeureux. Jusqu'à cette fin brillante où Jacques Billard annule cet attachement, en discourant peut-être sur un raisonnement "supérieur", au sens d'un raisonnement collectif et à long terme. Quand Stéphane et Hubert seraient eux seulement mus par des intérêts personnels et à court terme. Parce que Stéphane ne peut pas nier son addiction à l'investigation et à l'audience, comme Hubert ne nie pas sa haine personnelle de Jacques Billard.

La drogue au coeur du scandale est en effet aussi celle que consomme à l'occasion Stéphane. Quant à la lumière qu'Hubert recherche sur l'affaire, il veut aussi, peut-être surtout, la capter pour lui, pour se faire un nom avant de disparaître. Des contradictions normales, dont est exempt à l'image Jacques Billard, sur lequel on en voit logiquement beaucoup moins. Simplement parce que pour réaliser le film, Thierry de Peretti n'a travaillé qu'au plus près des documents. Ceux-là sont essentiellement des enregistrements entre Emmanuel et Hubert.

Enquête sur un scandale d'état
Enquête sur un scandale d'état ©Pyramide

Pour mettre en scène ce récit d'une enquête, la caméra suit ces personnages dans de longs plans-séquences où les acteurs principaux brillent. Ceux-là dessinent eux-mêmes, à la mesure de leurs mots et gestes, le cadre fragile de leur enquête. L'image est au format 1:33, pour apporter encore cette sensation de reportage, avec son absence volontaire de recul.

Une leçon de cinéma et de reportage

Dans ce film où n'est ainsi apportée aucune réponse - quelle était la question d'ailleurs ? -, on observe quelques pauses contemplatives volées au suspense. Qui raconte cette plage espagnole où une livraison de drogues est surveillée par la police française ? Est-ce Hubert qui montre son souvenir, est-ce l'enquête de Stéphane qui lui donne cette vue, est-ce Thierry de Peretti qui fait le pari du réalisme le plus clinique ? Enquête sur un scandale d'état n'en dit volontairement rien, tout en étant le plus généreux possible dans le réel. Pour ce thriller journalistique et politique à la matière fuyante, la photographie de Claire Mathon, déjà à l'oeuvre sur Une vie violente en 2017 et récemment sur Portrait d'une jeune fille en feu, Spencer et Petite Maman, participe à merveille au vertige que procure le film.

Le film est aussi sec que mystérieux, comme son titre. Et c'est un alliage performant. Enquête sur un scandale d'état est la démonstration magistrale d'un cinéma à la fois subtil et authentique, qui use de l'illusion pour essayer de capter au mieux le réel. Pour que ce réel apparaisse, le réalisateur peut compter sur des interprètes totalement incarnés, dont les limites des discours font les limites du film, mouvantes jusqu'au flou. La présence de Vincent Lindon, âme et corps souffrant des multiples réalités et discours du monde contemporain chez Stéphane Brizé (La Loi du marché, En guerre, prochainement Un autre monde), y est idéale. Pio Marmaï entraîne comme obsédé la caméra dans les locaux de Libération et sur les pas de Roschdy Zem. Qui lui arpente son chemin de vengeance dans une solitude forcément douloureuse.

Les scandales mettent en appétit le cinéma. On a récemment pu par exemple le voir avec Bac Nord et L'Ennemi. Dans les deux cas, et nonobstant leurs différents genres et leurs mérites, la question de la vérité des récits n'a pas été, ou très faiblement, abordée, jusqu'à être sabordée par l'adrénaline de l'action ou la contemplation du vice. Dans Enquête sur un scandale d'état, la parfaite justesse est gracieusement trouvée, pour offrir une expérience unique et un grand film.

Enquête sur un scandale d'état de Thierry de Peretti, en salles le 9 février 2022. La bande-annonce ci-dessus. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.

Note de la rédaction

Thierry de Peretti livre un thriller passionnant sur l'investigation difficile d'une grave affaire, interrogeant dans un vertige la construction des discours et des récits. Un exercice de grand cinéma parfaitement maîtrisé, sur un sujet aride que son "Enquête sur un scandale d'état" rendrait presque contemplatif.

Conclusion

Note spectateur : Sois le premier