CRITIQUE FILM - Avec "Fahrenheit 451", HBO et Ramin Bahrani modernisent l’œuvre de Ray Bradbury, comme un avertissement pour la société (américaine) actuelle.
Les films made in HBO, ce n’est pas une nouveauté. C’est par exemple sur la chaîne américaine, réputée pour ses séries télévisées de haute qualité, qu’Al Pacino a eu droit à ses meilleurs rôles de ces dernières années – Jack Kevorkian dans La Vérité sur Jack, Phil Spector dans le film du même nom, et prochainement Joe Paterno dans Paterno. Cependant, voir une production HBO au festival de Cannes est plus que rare, et particulièrement marquant cette année. Car tandis qu’entre Netflix et le festival les relations se sont tendues depuis l’année dernière, résultant d’une absence du géant du streaming sur le tapi rouge, HBO et son Fahrenheit 451 arrivent à point. Un film avec un casting de stars (Michael Shannon et Michael B. Jordan en tête) qui, lui, pouvait fouler les marches du théâtre Lumière en séance de minuit. Comme un pied de nez à Netflix – de HBO ou du festival, on ne sait pas trop.
Évidemment, au-delà des paillettes qui importent beaucoup au festival de Cannes, c’est bien la qualité de l’œuvre qui prime pour nous. Et tandis que jusque-là Netflix est loin d’avoir brillé avec ses productions, HBO tire son épingle du jeu au meilleur moment.
La société américaine dans le viseur
Fahrenheit 451 est donc une adaptation libre du roman éponyme de Ray Bradbury. Dans un monde dystopique, les livres ont été bannis. Considérés comme à l’origine des maux de la société, chaque ouvrage doit être brûlé par les pompiers, qui se chargent également de traquer les résistants qui dissimulent les derniers livres existants. Guy Montag est un pompier promis à une grande carrière et sur le point de recevoir une promotion. À la lecture d’un roman, il va commencer à remettre en question sa fonction et le monde dans lequel il vit.
En 1966, François Truffaut réalisait déjà une adaptation de Fahrenheit 451. Un film bien plus proche du roman de Bradbury que ne l’est la version de HBO. En effet, chez Truffaut on retrouvait notamment le personnage de Montag marié, ce qui permettait au réalisateur, en plus d’évoquer l’importance des livres et de critiquer les écrans domestiques (déjà), de mettre en scène un couple qui se déchire. Pour Ramin Bahrani, réalisateur de ce nouveau Fahrenheit 451, l’approche est bien différente. Et ce, dès l’apparition de Montag. Plus jeune, faisant le show à chaque intervention des pompiers que les télévisions se chargent d’immortaliser en direct, il est la star de cette société. Le réalisateur s’adapte ainsi à son époque en mettant en avant l’émergence des réseaux sociaux et le culte de l’image qui en résulte.
Mais surtout, au travers de ce futur proche qui nous est présenté, on ne peut s’empêcher de penser aux inégalités actuelles aux Etats-Unis et à la politique de Trump. La violence des descentes des pompiers faisant directement écho avec les violences policières de ces dernières années. De même que le choix de la ville où se déroule l’action (Cleveland, composée en majorité d’Afro-américains) n’est franchement pas anodin. Ramin Bahrani filmant cette inégalité entre les hommes, tandis que Michael Shannon (le capitaine) se chargera de l’exprimer verbalement : « Nous ne sommes pas nés égaux, nous le devenons par le feu ». Cette phrase, qu’il prononce à un moment majeur du film, fait alors de lui un personnage particulièrement complexe. L’idéologie qu’il défend pouvant être compréhensible, bien que la méthode adoptée soit condamnable. Loin d’être manichéen dans sa démarche, le réalisateur met ainsi davantage la responsabilité sur le peuple, comme un avertissement sur le futur qui nous guette. Un futur où l’identité des hommes est supprimable, où l’histoire est altérée, et où les journaux adoptent une pensée unique.
Un duo en feu
De plus, si Michael B. Jordan réalise un sans-faute dans son interprétation, tout en nervosité et naturellement empathique, la grande force du film réside en Michael Shannon. Ce dernier dispose d’un rôle bien plus ambigu, considérant les livres comme une insanité, tout en s’efforçant de garder en mémoire des citations d’œuvres majeures. Jusqu’au bout on ne saura vraiment dans quel camp il se place, ou du moins l’assurance de son dévouement envers la cause sera grandement fragilisé. Dommage que derrière ce duo charismatique Sofia Boutella ne dispose pas d’un personnage avec la même profondeur. L’actrice étant obligée de se cantonner à un rôle cliché de jeune fille en détresse qui s’entiche du héros (et réciproquement).
Pour autant, HBO livre là une adaptation solide, particulièrement actuelle dans ce qu’elle dénonce. Visuellement, on peut également trouver ici et là des approximations (comme la répétition un peu lourde des images projetés sur les immeubles). Mais l’ensemble s’avère tout de même de qualité. Jouant sur les couleurs bleu, rouge, rose et violet, qui contrastent avec un noir sombre, Ramin Bahrani plonge dans une atmosphère étouffante, sans chercher à reproduire des œuvres l’ayant précédé. La comparaison à Blade Runner ne serait pas très pertinente, Fahrenheit 451 peut jouir d’une personnalité propre, obtenue également par une excellente musique additionnelle.
Au final, sans chercher à révolution le genre ou à se croire plus beau qu’il ne l’est (il n’y a pas d’intentions de rivaliser avec le cinéma), Fahrenheit 451 est une réussite. Un film de qualité, enrichi par la vision personnelle de son réalisateur, qui aurait parfois des airs d’épisode pilote d’une série. Il faut dire qu’un tel sujet mériterait d’être approfondi par un format long – à l’image d’Handmaid’s Tale qui dispose de similitudes évidentes. De quoi donner des idées à HBO ? Pourquoi pas. Dans le cas contraire, l’œuvre solo se suffit à elle-même et prouve qu’il est possible de trouver un juste-milieu entre l’œuvre cinématographique et le téléfilm, dès lors qu’on fait preuve d’un brin d’humilité.
Fahrenheit 451 de Ramin Bahrani, présenté à Cannes le 12 mai 2018, diffusé sur HBO et OCS le 20 mai 2018. Ci-dessus la bande-annonce.