CRITIQUE / AVIS FILM - "Fugue", film polonais réalisé par Agnieszka Smocaynska, traite du sujet fascinant de la perte de mémoire au travers d'une femme qui va renaître à la vie. Ici, c'est Alicja qui deux années après avoir perdu la mémoire tente de se reconstruire sans se remémorer le passé.
Les premières images de Fugue, le long-métrage de la réalisatrice Agnieszka Smocaynska, donnent à voir une femme perdue qui déboule des entrailles du métro. Élégante, blonde et en talons hauts, un imperméable noué sur la taille, elle vacille pourtant et se livre à une scène sans rapport avec ce qu’elle semble représenter. Une scène qui frappera les esprits et les voyageurs alentour. En quelques minutes, la réalisatrice réussit ainsi le tour de force de faire comprendre au spectateur qu’il est arrivé quelque chose de suffisamment grave à cette femme pour qu’elle en oublie les codes basiques de la vie en société. On est immédiatement happé et intrigué par elle et on meurt d’envie d’en savoir plus.
La réalisatrice tient très bien en haleine le spectateur et met du temps à donner des réponses… Le temps du film précisément. Elle nous livre d'abord une ellipse de deux années, qui donne à voir à nouveau cette femme. Elle a perdu de sa superbe, les cheveux sont désormais courts, le regard est vide, elle porte les vêtements d’une femme en errance. Elle semble avoir été frappée et avoir frappé en retour. Son psychiatre nous apprend qu’elle est victime de « fugue dissociative », un trouble psychiatrique rare caractérisé par une amnésie, qui induit même un changement de personnalité. L’amnésique dit s’appeler Alicja, mais elle est retrouvée par sa famille grâce à une émission de télévision, sous le prénom de Kinga.
Fugue raconte donc le retour d’Alicja/Kinga (Gabriela Muskała) à une vie qui lui est devenue totalement étrangère. Le film montre tout autant ses absences de réactions ou ses réactions quasi animales face à sa famille, que le regard de ses proches. Ainsi, sa mère et son père lui parlent de sa jeunesse, sa sœur semble sous la houlette complète de son mari et ne s’intéresse pas vraiment à elle. Son mari et son petit garçon sont surtout en colère contre elle, mais ça lui est complètement égal. Le corps de Kinga est bien là, mais son esprit n’est plus. Et il y a aussi dans les parages sa meilleure amie qui a plus ou moins pris sa place depuis ces deux années de black out.
Perdre la mémoire de sa vie d'avant mais retrouver le goût à la vie d'après
Le cerveau a ses mystères et la perte de mémoire n’est pas toujours totale, le corps se souvient parfois et réagit instinctivement aux sollicitations, permettant aux sentiments de retrouver leur chemin. Le doute peut alors s’instaurer dans l’esprit du spectateur : est-elle vraiment amnésique ? Mais c’est surtout l’amour qui semble avoir disparu du cœur d’Alicja/Kinga et sa capacité de ne plus rien ressentir face à son fils est déconcertante. De fait, aucune émotion ne transparaît sur son visage apathique et on sait gré à la scénariste Gabriela Muskała de ne pas avoir cédé à la facilité d’en faire une victime désemparée. Bien au contraire, Alicja/Kinga est plus que désagréable et ne suscite aucune empathie.
Car Fugue interroge brillamment sur la façon dont un être privé de mémoire, donc de passé, peut définir son présent par rapport aux autres. S’agit-il de réintégrer la place qu’on a perdue ? Et cette place existe-t-elle encore ? Comment faire pour recréer des liens avec les membres d'une famille devenus des étrangers ? Le personnage d’Alicja/Kinga est d’ailleurs souvent filmé de dos, comme pour montrer que le passé est résolument derrière elle, malgré les tentatives de son entourage pour qu’elle s’en imprègne à nouveau. Ainsi, face au futur, elle n’a d’autre choix que d’aller de l’avant. La mise en scène est presque hypnotique, avec un travail important sur les mouvements des personnages et du rapport à leur corps.
La façon dont d’Alicja/Kinga va se réapproprier ses souvenirs avant sa disparition, est bouleversante. Et la force du film tient aussi en la très bonne idée d’avoir travaillé sur l’évolution de la personnalité de la jeune femme et de faire une proposition de cinéma autrement plus intéressante et complexe que celle de remettre simplement les pieds d’Alicja dans les pompes et la vie de Kinga. Cette transformation émancipatrice est d’autant plus crédible que Gabriela Muskała, à l'origine de Fugue, a pu composer son personnage au plus près de son inspiration. Le film dresse aussi en filigrane un état des lieux de la vie des femmes dans la Pologne encore matriarcale d’aujourd’hui. Fugue est donc comme une (re)naissance, qui donne remarquablement à voir une femme sortie de son monde des ténèbres pour aller, enfin, vers sa propre lumière.
Fugue de Agnieszka Smoczynska, en salle le 8 mai 2019. Ci-dessus la bande-annonce.Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.