CRITIQUE FILM - « Grass », le nouveau film de Hong Sang-soo, fait suite à « Seule sur la plage la nuit » et « La Caméra de Claire », également sortis cette année. Une jeune femme tente de trouver l’inspiration dans un café où s’entrecroisent une série de couples aux destins tragiques.
C’est devenu une sorte de rituel cinéphile incontournable : à chaque semestre son Hong Sang-soo. Passé maître dans l’art d’enchaîner les tournages, le rythme haletant du cinéaste coréen a fini par diluer la réception de ses films et à en troubler l’appréhension, jusqu’à ce que l’on ne sache même plus l’ordre véritable de ses films. Cet entrelacement temporel de ses fictions sur une très courte période (trois films cette année avec Seule sur la plage la nuit, La Caméra de Claire et Grass) aurait pu être rédhibitoire et provoquer une forme de lassitude (il faut dire que la filmographie de Hong Sang-soo n’est pas de celles qui effectuent des bons radicaux de films en films, bien au contraire), mais c’est justement grâce à la succession rapide de ses petits récits intimistes que Hong Sang-soo a pu atteindre une formule apte à fournir une sublime infinité de variations.
Ainsi va la vie
La grammaire de Hong Sang-soo, désormais propice à toutes les incursions, digressions et autres fluctuations, a su trouver dans le dispositif minimaliste de ce nouveau film, sobrement intitulé Grass, le canevas à même de pouvoir sonder sa frénésie créatrice. Dans un café, devant lequel des plantes prennent le temps de pousser dans des pots en terre, plusieurs duos se retrouvent ou se quittent dans un tragique défilé traumatique. L’un des couples se bataille la responsabilité d’un suicide. Un vieil homme tente de négocier un hébergement à celle qui, visiblement, ne veut plus de lui. Un autre accuse la jeune femme avec qui il déjeune d’être à l’origine d’un autre suicide (encore un). En périphérie de tous ces couples : A-reum, interprétée par Kim Min-hee, passe son temps à écrire sur son ordinateur. Par la suite, elle dîne à son tour face à un autre duo, composé de son petit frère et de sa petite amie, dans un restaurant situé non loin de là.
Le principe est simple et le film est tout aussi court (à peine plus d’une heure), mais, comme d’habitude chez Hong Sang-soo, une belle complexité s'est cachée sous cette épure favorisant de nombreuses paraboles. C’est que, dans ce café, A-reum ne se contente pas seulement d’écrire en écoutant les autres parler. C’est son écriture elle-même qui vient se confondre avec la parole de ses voisins de table. D’A-reum ou des couples qui défilent dans le lieu, on ne sait plus exactement qui est à l’origine de quoi : l’ensemble des plans-séquences filmant les conversations entre les clients du café semblent en ce sens inexorablement attirés par la figure d’A-reum tapotant sur son ordinateur. Est-ce que ces couples existent réellement ? Parlent-ils vraiment des sujets que le spectateur entend ? Tout en douceur, la passionnante recette d’écriture d’Hong Sang-soo se met ainsi à nu de films en films, continuant d’en devenir le seul et unique sujet.
Grâce à l'engrais
L’écoute et l’attention à l’autre et au réel font évidemment partie intégrante de ce processus, mais la dimension provocatrice du personnage de l’auteur-e dans Grass est quant à elle plus inattendue. Il faut voir A-reum au cœur d’une conversation (qui, de toute évidence, existe réellement) entre elle, son frère et sa petite copine qu’il est venu lui présenter. Contre toute attente, celle qui semblait cultiver le goût de l’écoute s’accapare ici tout l’espace conversationnel. A-reum provoque ses convives, humilie son jeune frère et fait preuve d’une animosité insoupçonnée envers une jeune fille qu’elle ne connaît même pas. Première hypothèse : si A-reum tente d’envenimer la conversation, c’est parce que cette conversation ne correspond pas aux canons lyriques et romantiques auxquels sa condition d’auteure l’a habituée. Seconde hypothèse : cette addiction au drama conditionne son rapport au réel et aux fictions qu’elle écrit. Celle-ci imaginant à travers des scènes anodines et sans aspérités dramatiques des tragédies qui n’existent probablement que dans sa tête.
De là à imaginer Hong Sang-soo prendre conscience qu’en voulant à tout prix continuer de sonder les douleurs quotidiennes (celles liées à l’amour, aux relations et à la mort), celui-ci finira par les provoquer lui-même dans le but de nourrir ses fictions, il n’y a qu’un pas. Cela revient à préciser le titre du film, Grass, comme étant un film attaché à montrer comment le moindre engrais fictionnel est capable de faire éclore les tragédies les plus déchirantes. Dans sa volonté d'explorer les affres de la création en apportant un soin au moindre détail de mise en scène (un travelling vers une ombre, un regard dans le vide, la synchronisation ou le contraste entre la musique et les dialogues), Hong Sang-soo continue, mine de rien, de tracer un parcours d'une clarté déroutante. Si, pour les néophytes, ses films peuvent sembler anecdotiques voire mineurs lorsque pris séparément (Grass ne dérogeant pas à cette règle), ceux-ci se révèlent, une fois considérés dans leur ensemble, comme les pièces uniques d’un puzzle d'une évidente richesse. Grass, sans renouveler la formule, est un beau film parmi d'autres.
Grass de Hong Sang-soo, en salle le 19 décembre 2018. Ci-dessus la bande-annonce.