CRITIQUE CINÉMA - Après une première tentative avec "Paranoïa", Steven Soderbergh dégaine de nouveau son iPhone pour filmer un lock-out qui paralyse cette grande machinerie qu'est la NBA. Loin d'être un simple exercice de style formel, "High Flying Bird" dynamite de l'intérieur le système.
High Flying Bird est le film d'un électron libre. En l’occurrence Steven Soderbergh, impossible à ranger dans une case au sein de l'industrie cinématographique. Capable de prendre ce que lui donne le système en faisant du cinéma populaire, mais aussi doté de cette capacité à se terrer dans des propositions à la lisière de l'expérimental quand l'envie lui prend. Bien malin est celui qui pense pouvoir saisir toutes les complexités de son travail, de décrire en quelques lignes les piliers thématiques ou formels qui tiennent l'ensemble de son œuvre. Nous en avons eu encore la preuve lorsqu'il s'employa à tourner à l'iPhone son thriller Paranoïa. Il remet le couvert avec High Flying Bird, embrassant un sujet plus vaste avec des moyens techniques toujours aussi réduits.
On peut être pris d'une certaine appréhension lorsqu'on pénètre dans le film. Une longue conversation entre un agent et un joueur de NBA, dans un resto chic, fait office de première scène. Il y est question de lock-out. Pour résumer, ce terme désigne une grève patronale qui a déjà eu lieu à plusieurs reprises dans l'histoire de la NBA. Les joueurs négocient avec la ligue et les propriétaires des franchises pour réévaluer la répartition des bénéfices entre tous les partis. Tant qu'un accord n'est pas trouvé, l'industrie entière se met en veille et les sportifs ne peuvent exercer leur métier.
Un iPhone implique de grandes responsabilités
Le sujet est costaud, sur le papier, et pourrait accoucher d'un film ample, avec des dizaines de personnages, une durée de plus de deux heures, des intrigues complexes. Steven Soderbergh, au contraire, en sort un objet sec, à peine étalé sur 1H30. Sans doute n'a-t-il pas besoin de plus temps pour faire ce qu'il a à faire. C'est-à-dire hacker le système de l'intérieur, juste avec un iPhone comme outil de travail pour filmer un personnage qui a tout de son alter-ego. Incarné par Andre Holland, l'agent Ray Burke ne cache pas ses ambitions : s'inviter à la table des négociations. À lui aussi il ne lui faut pas grand chose pour renverser la vapeur. Peut-être un peu de malice, des bonnes connaissances en ce milieu dans lequel il baigne, et surtout l'envie.
Soderbergh s'attaque donc à ce grand sujet par une porte dérobée, l'objectif d'un iPhone. Cet objet du quotidien, symbole du consumérisme américain, s'infiltre dans le système pour témoigner de ses failles puis les exploiter. Comment cette nation, et ses grandes fortunes, pourraient-elles se douter que leur fidèle compagnon, ce téléphone, deviendrait le vecteur d'un chamboulement des règles ? Si dans Paranoïa l'iPhone était l'observateur complice d'une hystérie sociétale, cette fois il est une clé. À l'image de cette scène où deux joueurs s'affrontent lors d'une journée de charité, sous les flashs des jeunes qui se chargent de rendre les vidéos virales. Savamment orchestré par Ray, cet événement impose des règles inédites 2.0 encore incontrôlées. Personne, pas même les hauts décisionnaires de la NBA, ne pourront lutter contre ces plans amateurs lâchés dans la nature.
Jeux de pouvoir
High Flying Bird est moins un film sur le basket que sur le pouvoir. Un plan l'illustre, lorsque ce travelling se désintéresse d'un terrain vide pour se focaliser sur un couloir en backstage, théâtre d'une conversation sur la conduite à tenir. C'est pour cette raison qu'il ne faut pas particulièrement s'y connaître en la matière. La chose primordiale est de comprendre qui a l'ascendant sur qui dans la hiérarchie. Ray, en afro-américain, le sait : ceux qui sont en haut sont des blancs. L'agent mène un combat politique, social, contre une entité qui garde encore dans ses pratiques quelques mauvais relents racistes. Soderbergh et son scénariste Tarell Alvin McCraney l'illustrent un peu lourdement dans la dernière scène mais le propos se situe à cette hauteur. Les jeunes joueurs, les rookies, signent des contrats et deviennent à la merci d'une corporation pompe à fric qui les voit comme du bétail - l'analogie avec l'esclavage est souvent faite dans le film.
On le disait, High Flying Bird est le film d'un électron libre. Mais pas que. Il est aussi sur un électron libre. Ce dernier change de visage, en fonction d'où on se place. Dans le scénario, il est Ray, l'agent qui n'a que faire des règles. En dehors du simple cadre de l'histoire, il s'agit de Netflix, le distributeur. La firme américaine mène depuis son émergence un combat contre l'industrie peut être reconnue à sa juste valeur. Le mariage avec Soderbergh est d'une évidence folle. La plate-forme de SVOD réussit aujourd'hui à s'imposer comme une vraie alternative aux sorties dans les salles, et pousse les vieux de la vieille à reconsidérer les mécanismes qui régissent leur monde. Elle ne pouvait pas trouver meilleur soldat que l'indomptable Soderbergh pour esquisser sa soif de renversement des rapports de force. Cette analyse n'en reste pas moins qu'une couche secondaire pour percevoir le film. Une sortie au cinéma et cet axe théorique se retrouvait balayé en un rien de temps. Sauf qu'il n'y a guère de hasard dans cette guerre d'image - le film le montre. Penser que l'intérêt de Netflix pour le projet est frappé du sceau de l'innocence relèverait d'une certaine crédulité.
High Flying Bird de Steven Soderbergh, disponible sur Netflix à partir du 8 février 2019. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.