CRITIQUE / AVIS FILM - "Jeanne", le nouveau film de Bruno Dumont, est le récit poétique des derniers mois de Jeanne d'Arc et de son procès. Comme souvent dans la filmographie du cinéaste français, le long-métrage est un objet unique, d'autant plus que son sujet est une figure centrale de la mémoire collective française.
C’est au tour de Bruno Dumont, cinéaste à part, auteur entre autres de la série P’tit Quinquin, doublement récompensé du Grand Prix du Jury à Cannes en 1999 pour L’Humanité et en 2006 pour Flandres, ancien professeur de philosophie, de s’approprier la figure de Jeanne d’Arc et d’en offrir un nouveau portrait. Le film se concentre sur le procès de Jeanne, après avoir montré sa première défaite, lors d’un assaut pour libérer Paris. La lassitude du clergé et des officiers va croissante, alors que la jeune fille refuse de partager sa relation avec Dieu, refuse l’ordre du roi de respecter la trêve, et finit ainsi, à l’issue de sa capture par les Anglais et d’une dispute universitaire sur son rapport à l’Eglise, condamnée au bûcher pour hérésie.
Jeanne, Mention spéciale du jury dans la section Un certain regard au dernier Festival de Cannes, est un film difficile à saisir. Il suit directement Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, film musical sorti en 2017 et, comme Jeanne, adapté des livres de Charles Péguy sur cette fameuse figure historique et mystique de la France. Historique et mystique, c’est évidemment un alliage qui ne pouvait que fasciner Bruno Dumont. Parler de Jeanne d’Arc, ce n’est pas nouveau dans l’histoire du cinéma, et les films qui lui ont été consacrés sont de tous les genres. Et parce que Jeanne déclarait avoir une relation intime avec Dieu, et que sa Voix lui ordonnait de sauver la France, elle est considérée ou sainte ou sorcière. C’est logiquement bien souvent dans des films à l'allure expérimentale qu’on la retrouve.
Jeanne est le traitement poétique d'un mystère
Une clé du film se trouve dans l'attachement au texte et à la pensée de Charles Péguy. Ecrivain et poète du début du XXe siècle, il écrit peu après son retour au catholicisme le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, début d'une fresque en trois parties sur la figure de Jeanne d'Arc. Un texte tourné en drame médiéval, avec donc une très forte dose de mystère. Jeanne de Bruno Dumont est aussi un mystère, déployé en termes poétiques et est un peu de tout ça : film faussement historique, expérience à la fois pop et mystique, tentative de sensation d’une identité française, et mise en abîme du récit en tant que jeu de rôle.
Moins musical que Jeannette, Jeanne l’est quand même, avec quatre chansons du chanteur Christophe, dont une qu’il interprète à l’image, et qui est peut-être la voix que Jeanne dit entendre, ou croit entendre, et que le spectateur entend en tout cas comme une sorte de narrateur. Une forme d’anachronisme - les mélodies sont contemporaines et tirent même vers l’électro-pop, renforcée par des décors qui ont aussi cette forme : c’est dans des bunkers de la dernière guerre mondiale qu’est située la prison de Jeanne d’Arc. Aussi, on assiste à des discussions lunaires entre un assistant de questionneur (un spécialiste de la torture) et l’assistant d’un maître serrurier sur leur situation, et de l’autre côté, à des dialogues entre théologiens sur la technicité du procès et les intérêts personnels de chacun. La peinture sociale se veut ainsi très étendue, pour montrer le peuple dans son ensemble face à ce mystère.
Bruno Dumont, un cinéma décidément à part
Gros plans très fréquents sur le visage buté et les yeux noirs de Jeanne (Lise Leplat Prudhomme), qui répète à l’envi « cela ne vous regarde pas », et confrontations avec d’autres acteurs non-professionnels sur le malentendu qui se construit. Il y a un élément récurrent dans la filmographie de Bruno Dumont, qui est de faire jouer visiblement ses comédiens. On observe ainsi, abstraction faite depuis les premières images d’un quelconque réalisme, que l’apparente fausseté des comédiens est une volonté entière de l’auteur, qui semble nous dire qu’on ne peut que jouer l’histoire de France, de manière flagrante, et qu’il ne s’agit pas du tout de faire illusion. Il s’agit en réalité de faire sensation et de se tenir à une certaine distance des sujets qu’évoque le film, pour mieux en apprécier les mystères. Pour ce faire, la caméra de Bruno Dumont se place de manière univoque aux côtés et à hauteur de la jeune fille. La longue séquence de procès, filmée dans une cathédrale d’Amiens intimidante, jouée en partie par de faux acteurs mais vrais universitaires, est ainsi avant tout le combat au corps-à-corps d’une fougue enfantine et de la raison adulte, d’une pensée mystique contre une institution procédurière.
Plutôt que d’en proposer un grand spectacle comme a pu le faire Luc Besson, plutôt que de regarder le traitement du discours politique de Jeanne d’Arc, Bruno Dumont choisit son mystère et une forme poétique moderne pour pénétrer ce mystère. Difficile à appréhender, toujours surprenant quand un ennui apparaîtrait, souvent très beau - à noter une chorégraphie équestre gratuite et fascinante, Jeanne de Bruno Dumont est une expérience de cinéma unique.
Jeanne, de Bruno Dumont. Au cinéma le 11 septembre 2019. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces. La bande-annonce ci-dessus.