CRITIQUE / AVIS FILM - Avec "Joker", porté par un immense Joaquin Phoenix, Todd Phillips s'éloigne des films de super-héros habituels pour ériger le méchant emblématique de l'univers DC en symbole et témoin d'une société auto-destructrice.
Au moment de son annonce, le projet Joker paraissait à la fois ambitieux et assez casse-gueule. DC n’était pas au mieux avec ses films de super-héros, en dépit de bons résultats au box-office. Pourtant, très vite la production a su travailler l’image du film. En annonçant une œuvre éloignée du DCEU et se rapprochant davantage du Taxi Driver de Martin Scorsese, puis en offrant à Joaquin Phoenix le rôle titre. Soit la promesse d’un film noir original, à mille lieux des films de super-héros actuels, et pouvant offrir une vision inédite d’un personnage emblématique.
Arthur avant Joker
Joker se concentre donc sur Arthur Fleck, un clown raté, psychologiquement instable, qui vit avec sa mère et rêve de devenir un comédien de stand-up. Un personnage parfaitement campé par Joaquin Phoenix. L’interprète livre là une prestation exceptionnelle marquée par un rire récurent et incontrôlable, qui contient en lui toute l’ambivalence et les paradoxes du personnage - tantôt comique, tantôt dramatique, mais continuellement dérangeant.
Sauf que l’élément important dans le développement d’Arthur, c’est bien le décor dans lequel il évolue. Le Gotham City au début des années 1980. Une ville au plus mal alors que la pauvreté prend différentes formes, même les plus monstrueuses (l’évocation de « super-rats »), et où la violence ne s’exprime plus uniquement chez les gangsters, mais chez les jeunes ou les loups de Wall Street (on y reviendra). Le tout, alors que les plus riches en restent éloignés dans leurs manoirs, à l’image de la famille de Thomas Wayne.
Todd Phillips, le réalisateur, offre d’ailleurs une vision passionnante et novatrice de ce personnage. Jusqu’à présent, les adaptations de l’univers de Batman au cinéma s’étaient contentées d’évoquer le père de Bruce comme un martyr, ou du moins en simple victime. Or, Joker nous le ramène à un bourgeois apathique, insensible et antipathique. Ce qui s’insère parfaitement dans le discours global du film.
« Is it getting crazier out there ? »
De plus, il serait maladroit de penser qu’avec son film Todd Phillips cherche à nous attendrir vis-à-vis du Joker en justifiant ses actes. Dans l’inconscient collectif, tout en étant un objet de fascination, il n’en reste pas moins un criminel fou et dangereux. Mais le réalisateur ne se met pas de son côté, il montre plutôt comment la société crée ses propres monstres. En abandonnant l’individu - ici notamment par des coupes budgétaires qui empêcheront Arthur d’avoir accès à un suivi psychologique. Un sujet déjà vu au cinéma (Taxi Driver donc, mais on peut penser également à Fight Club), et un parti-pris récurent, notamment dans le cinéma d’horreur.
Cependant, Joker dépasse ce constat qui serait aujourd’hui simpliste, pour s’attaquer aux conséquences plus globales sur la société. Car en parallèle du parcours d’Arthur, il y a, en fond, cette montée en puissance du chaos au sein de la ville. Particulièrement dans sa dernière partie, le film, d’une grande richesse, rappelle ainsi les nombreuses émeutes qui se sont déroulées aux Etats-Unis depuis 50 ans (généralement pour des raisons raciales), et qui avaient déjà inspirées Kathryn Bigelow (Strange Days, Detroit), entre autres. Comme les victimes Martin Luther King (1968) ou Rodney King (1991), Arthur n’est que l’étincelle qui met le feu aux poudres. Un « coup de pouce » involontaire à l’embrasement de Gotham.
L’ambivalence (toujours) étant que, dans Joker, c’est en tuant trois employés de Wayne Enterprises que le peuple bascule. Déguisé en clown au moment des faits, il devient ainsi un symbole viral pour un peuple qui en a marre des soldats de la bourse. Qui se ravit de voir les riches enfin payer, et ne compte pas en rester là. Il ne s’agit donc pas d’une apologie de la violence. Car Todd Phillips a l’intelligence de retirer, au fur et à mesure, le semblant d’humanité d’Arthur. Mais plutôt d’un constat du monde qui fait froid dans le dos.
L’un des tours de force de Todd Phillips est alors de montrer que dans l’Amérique actuelle, et ce, dès les années 1960, il n’y a plus de héros pour faire croire au rêve américain. En mettant en scène les milliardaires qui entrent en politique (Thomas Wayne dans le film, mais on peut penser à Trump aujourd’hui). Ou en renvoyant de manière subtile aux années Reagan (1981-1989) et à la mort de Kennedy (1963), par une enseigne de cinéma indiquant le Blow Out de Brian de Palma.
On peut enfin y voir un angle similaire à celui d’American Sniper. Dans le film de Clint Eastwood, c’était dans les derniers instants, en montrant les images d’archives du bien triste enterrement de Chris Kyle, érigé au rang de héros pour avoir « simplement tué » des gens en Irak, que toute la vision du cinéaste prenait sens. Qu’on comprenait son regard presque désabusé sur ce qu’il restait de l’Amérique. Sans en atteindre toute la puissance, évidemment, mais en restant terriblement passionnant, Joker partage certainement une idée similaire. Celle de voir un tueur célébré par une foule de clowns. C’est dans ce résultat que résident toute la noirceur du film et son discours politique. Joker est en cela à voir comme un énième avertissement qu’on n’aurait pas imaginé possible dans les productions actuelles tirées d’univers super-héroïques. Peut-être pas un chef d’œuvre du cinéma, mais bel est bien une œuvre importante et marquante de notre époque.
Joker de Todd Phillips, en salle le 9 octobre 2019. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.