CRITIQUE / AVIS FILM - Dans "Kajillionaire", porté par Evan Rachel Wood ("Westworld") et Gina Rodriguez ("Jane the Virgin"), Miranda July met en scène une famille d'escrocs qui vivent en marge de la société au péril de leur fille qui n'a jamais reçu d'affection.
On ne choisit pas sa famille
A la surprise générale, Kajillionaire s’ouvre à la manière d’un grand film de braquage… Ou presque. Alors qu’un bus passe, trois personnes restent à l’arrêt et semblent communiquer tout en évitant de se côtoyer. “Au prochain, c’est bon” dit une femme relativement âgée. “Non, pas encore” rétorque un homme dans la même tranche d’âge. Finalement, un dernier passant sort du cadre et le top départ est donné à une jeune femme à l’air paumé. Soudain, celle-ci bondit, effectue une roulade, observe les alentours avant de pénétrer dans un bâtiment. Serions-nous devant les pires braqueurs que la Terre ait portée ? Non, plutôt en compagnie d’escrocs de talents, du moins, à leur niveau. Car étant totalement “asociétals”, ils vivent dans une sorte de bulle surréaliste, craintifs du monde extérieur et dénigrants ceux qui restent dans le rang.
Theresa et Robert, interprétés par Debra Winger et Richard Jenkins, sont les parents toxiques d’Old Dolio, portée par Evan Rachel Wood - aux antipodes de son rôle de Dolores dans Westworld. Bien qu’ils aient eu une vie “normale”, depuis la naissance de leur fille (et même un peu avant), ils ont décidé de sortir du système et de ne (sur)vivre que grâce à des arnaques de différentes ampleurs ; en volant des colis à la poste et en revendant leur contenu, ou en falsifiant les chèques de personnes âgées. Le summum est peut-être cette idée d'appeler leur fille Old Dolio, le nom d’un vieux SDF qui avait empoché le pactole à la loterie et qui, s’il n’avait pas tout dépensé, aurait pu permettre à la famille d'hériter de sa fortune après sa mort. Bref, on comprend vite devant Kajillionaire qu’avec Theresa et Robert, tout n’est que manipulation et paradoxal (le refus du travaille classique mais pas de l'argent). Old Dolio, qui n’a jamais rien connu d’autre, va néanmoins remettre en question cette vie au contact de Mélanie, une inconnue qui, d'abord par curiosité, participera à un arnaque de cette famille hors-norme.
Délicat et touchant Kajillionaire
Après le remarqué Moi, toi et tous les autres (Caméra d’or au Festival de Cannes 2005), Miranda July - qui a également réalisé The Future en 2011 - met à nouveau en scène des "originaux" dans Kajillionaire. Fidèle à son cinéma, elle ne propose pas ici une comédie décalée mais bien un film profond sur les rapports familiaux et humains. Car, justement, à 26 ans, Old Dolio n’a jamais eu de rapports normaux avec ses parents ou autrui, et n’a surtout jamais reçu la moindre affection. Pas même une caresse dans les cheveux. La pimpante Mélanie (Gina Rodriguez, vite attachante) va au fur et à mesure se glisser entre les failles d’Old Dolio pour provoquer des émotions jamais ressenties (ou alors profondément enfouies). Ainsi, tout en délicatesse, Miranda July fait basculer Kajillionaire de la comédie à un film dramatique d'une grande sensibilité et dont l'émotion va crescendo.
La cinéaste bénéficie pour cela de la rencontre étonnante des deux comédiennes, Evan Rachel Wood et Gina Rodriguez, diamétralement opposées. La première et plus renfermée que jamais (parfois à la limite du surjeu tout de même), avec ses cheveux longs et lisses qui cachent un visage pâle. La seconde, quant à elle, est rayonnante et chaleureuse tout en laissant entrevoir une certaine fragilité. Cependant, au-delà de la justesse de son casting, Miranda July trouve dans son récit et sa mise en scène des idées extrêmement belles et touchantes (jusque dans la musique). Comme cette image de mousse rosatre qui se déverse lentement dans les bureaux abandonnés qu’occupent la famille. Comme une représentation des sentiments d’Old Dolio inlassablement retenus et colmatés avant que tout ne s’écroule. Ou encore la dernière partie de Kajillionaire durant laquelle Old Dolio s’échappe enfin de l’emprise de ses parents pour vivre avec Mélanie tous les moments manqués. Le tout jusqu’à un final où, la gorge serré, on assiste à une étreinte si espérée, peut-être davantage encore par nous que par ces protagonistes fébriles observés.
Kajillionaire de Mirande July, en salle le 30 septembre 2020. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces. Le film fait partie de la sélection du 46e festival de Deauville.