CRITIQUE / AVIS FILM - Tout en tension mentale et esthétique, Bertrand Bonello livre avec "La Bête" son film le plus ambitieux, parti du mystère du livre d'Henri James pour atteindre un vertigineux cauchemar sublimé par la performance de Léa Seydoux.
La grande oeuvre de Bertrand Bonello
La Bête peut s'aborder de manière simple. En 2044, Gabrielle (Léa Seydoux) est une jeune femme qui, pour obtenir un emploi dans un monde débarrassé d'humanité, entreprend de faire effacer ses affects. Elle va alors, à cette fin, expérimenter une forme d'incarnations passées d'elle-même et sa relation avec le même homme, Louis (George MacKay) à deux autres époques, dans les années 1910 et 2010.
Après le geste expérimental de Coma, dernier rôle au cinéma de Gaspard Ulliel, décédé avant sa sortie et qui devait initialement être le personnage masculin de La Bête, Bertrand Bonello revient ainsi à un cinéma plus conventionnel dans sa forme, avec une ligne simple : l'histoire de Gabrielle, jeune femme sujet et objet de désirs contrariés. Mais le récit de son histoire, tout en restant d'un abord facile, s'incline constamment vers une délicieuse "complexité" - celle de la montre aux mille rouages, admirable par les complications sophistiquées avec lesquelles elle accomplit sa mission pourtant simple : donner le temps. À sa manière, La Bête donne aussi, simplement comme en usant d'une complexité de temporalités et de personnalités, une idée de notre temps.
Une esthétique sublime et radicale
Trois temps, deux personnages et une même histoire, que Bertrand Bonello met ainsi en scène avec une étrangeté radicale semblable à celle de David Lynch. Pour chacun des personnages, une identité multiple, comme chez David Cronenberg, avec qui il partage une élégante froideur. Les images de La Bête sont sublimes - on retient notamment une reconstitution formidable de Paris noyé par une crue, ou encore un Los Angeles dont la lumière dissimule par ses éclats une sourde hostilité. Comme on le remarquait dans Saint Laurent, Bertrand Bonello fait avec La Bête oeuvre d'esthète. Non pas dans la poursuite bourgeoise et oisive du Beau, mais plutôt dans la quête intense de la sensation qui expliquerait à elle seule le mystère du monde.
Ainsi, la grande violence de La Bête se déploie autant dans les relations qu'entretiennent - ou pas - Gabrielle et Louis, que dans la beauté et la perfection aiguës et tranchantes de ses images. Difficile de donner une forme, un nom, un visage à cette "bête" qui rode, alors c'est par la combinaison idéale des lumières et des sons - Bertrand Bonello a composé sa musique avec sa fille Anna - que la "bête" donne sa présence.
Une fable SF mélodramatique réussie
La Bête, film-somme de l'oeuvre de Bertrand Bonello, est radical dans son discours et son esthétique, mais il l'est aussi par une sur-maîtrise des genres classiques qu'il explore avec une passion sincère. La Bête est en effet un vrai mélodrame, avec ses envolées, ses éclats, son émotion, et il est aussi un film de science-fiction avec sa projection, clinique jusqu'au glaçant, d'une dystopie technologique, politique et sociale.
C'est ainsi dans ce cadre d'une société dominée par la technologie et l'IA, une société déshumanisée et dans laquelle les sentiments et affects n'ont plus leur place, que Gabrielle va se plonger dans sa propre relation au concept d'amour, avec une même figure d'homme dont la personnalité et la culture sont multiples, miroir d'une évolution de la condition masculine. Et par la perspicacité et les sensations fortes de leur film, le réalisateur et son actrice principale transcendent la fable intemporelle d'Henry James en un portrait, d'autant plus violent et renversant qu'il est très réaliste, de notre humanité contemporaine.
Bertrand Bonello fait ici entièrement cinéma, puisqu'il ne veut pas illustrer un discours, mais le montre. Il le découvre dans des images uniques et changeantes au spectateur, et transmet par les seules manières du cinéma la sensation de cette catastrophe à la fois très concrète et métaphysique, intime et collective, qui plane. Et à mesure que sa dystopie se développe, elle se mue tragiquement en une chronique réaliste qui en viendrait presque à frôler le naturalisme d'un futur très proche.
Léa Seydoux, seule au monde
Léa Seydoux est la clé du film, tout en restant l'incarnation de son mystère. La Bête est l'histoire de l'amour et de son refus, et de la souffrance de Gabrielle. Cette souffrance, point central de sa triple relation avec Louis, saisit son coeur comme il comprime celui du spectateur. Face à la chevalerie élégante et les manières d'idolâtre de Louis en 1914, comme face à sa folie incel en 2014 et son effacement en 2044, Gabrielle ne cède pas à ces "amours". Le personnage lutte ainsi contre cette "bête", dont le surgissement final est aussi, paradoxalement, la disparition.
On ne saurait dire qui de l'actrice ou de l'auteur de La Bête s'est le plus offert à l'autre. Léa Seydoux et Bertrand Bonello se connaissent bien et travaillent ici une troisième fois, et leur association est idéale. Léa Seydoux/Gabrielle, quand elle n'est pas de tous les plans, est dans leur hors-champ, elle est l'obsession de Louis comme celle de la caméra de Bertrand Bonello, et réussit à tenir à la juste distance ces deux "intrus" qui voudraient percer son coeur et son mystère. Plus que jamais, l'actrice française montre dans La Bête - sans cependant l'expliquer - pourquoi elle est une star : son mystère est impénétrable, tout autant qu'il est mille fois évocateur.
Un traité fascinant et ambigu de l'amour
Face à elle, George MacKay joue parfaitement son rôle, son "mauvais" rôle. En effet, face au mystère de Gabrielle, Louis redouble de pragmatisme. Il incarne une existence très concrète, dure, impatiente et univoque, quand Gabrielle existe elle dans une forme éthérée. Si c'est elle qui craint la "bête", c'est bien Louis qui apparaît être celui qui ouvrirait sa cage, c'est par lui que la "bête" progresse dans la vie de Gabrielle.
Quelle est cette "bête" ? De quoi est-elle la figure ? La Bête, parce qu'il est un mélodrame, parce qu'il joue une grande histoire romantique impossible, inadéquate et sans réciprocité, semble donner à voir l'amour comme une maladie, une maladie à laquelle on ne peut échapper et qui serait incurable. Ce pourquoi dans le futur, l'amour, plus grand des affects, serait une menace à éliminer. Gabrielle a-t-elle peur, mais à raison, de céder à l'amour ? Les sentiments de Louis sont-ils "recevables" ? Souffrirait-on ainsi, depuis toujours, de "mal aimer" ?
Doit-on s'abandonner à l'amour, à la passion, comme on doit s'abandonner - que faire d'autre - à une gigantesque crue à Paris et à un effrayant séisme à Los Angeles ? Peut-on aller contre, pour construire un futur où il n'y aurait plus ces tremblements telluriques et intimes ? Comme Henry James ne donnait pas de réponse à son énigme de La Bête dans la jungle, Bertrand Bonello protège celle son film, en la confiant au mystère vertigineux de Léa Seydoux. Le résultat est beau, perturbant, et définitivement brillant.
La Bête de Bertrand Bonello, en salles le 7 février 2024. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.