CRITIQUE FILM – Tourné quelques mois après « Jurassic Park », « La Liste de Schindler » est le premier film avec lequel Steven Spielberg décide d’assumer pleinement son héritage juif, en s’intéressant à l’histoire d’un membre du parti nazi à l’origine d’un acte incroyable au cours de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir refusé de tourner ce long-métrage pendant une dizaine d’années, le réalisateur a fini par franchir le pas pour en tirer un chef d’œuvre qui, 25 ans après sa sortie, n’a rien perdu de son importance.
En 1982, Sid Sheinberg, ancien patron d’Universal décédé le 7 mars dernier et mentor de Steven Spielberg, lui fait parvenir une critique de l’ouvrage de Thomas Keneally sur un certain Oskar Schindler, un ancien membre du parti nazi qui a sauvé 1100 Juifs pendant l’Holocauste. À l’époque, Spielberg ne se sent pas prêt à adapter le livre à l’écran et le propose au fil des années à plusieurs cinéastes, parmi lesquels Roman Polanski et son ami Martin Scorsese.
Au début des années 90, alors qu’il assume de plus en plus ses origines juives desquelles il s’était détaché pendant de nombreuses années, notamment grâce à son épouse Kate Capshaw, Steven Spielberg décide enfin de se lancer dans ce qui constituera l’un des sommets de sa carrière, qui changea considérablement sa manière de faire du cinéma.
Filmer l'Histoire à travers le parcours d'un homme ambigu
La Liste de Schindler raconte donc l’histoire d’Oskar Schindler, un industriel allemand qui va protéger plus d’un millier de Juifs du ghetto de Cracovie, en les faisant travailler dans son usine d’outils en émail. Après une ouverture en couleur sur un chant traditionnel, le long-métrage passe au noir-et-blanc lorsqu’il présente son protagoniste principal. Individu soigné et communicant hors-pair, Oskar Schindler est une personnalité aux nombreuses zones d’ombre, comme le laisse parfaitement supposer dans la première séquence la photographie de Janusz Kaminski, dont c’est ici la première de ses 18 collaborations avec Spielberg. Alors que l’industriel observe les officiers SS à une soirée avant de s’attirer leur sympathie afin de pouvoir ouvrir son usine, son visage n’est que partiellement éclairé. L’ambiguïté et le mystère qu’il dégage sont alors clairement mis en avant, et le spectateur découvrira vraiment son visage et ses émotions lorsque ses intentions passeront de la nécessité de faire du profit à celle de sauver ses employés.
Steven Spielberg filme la Seconde Guerre mondiale à travers le regard de ses héros, que ce soit Schindler, interprété par Liam Neeson, ou Ithzak Stern, le comptable incarné par Ben Kingsley sans qui le sauvetage n’aurait tout simplement pas été possible. La séquence où leur effroi est le plus perceptible reste sans doute celle, quasiment insoutenable, de la liquidation du ghetto de Cracovie. Sans complaisance, Steven Spielberg filme les exécutions que Schindler observe depuis une colline, alors que son regard suit une petite fille au manteau rouge qui réussit à échapper aux nazis, mais dont le sort est pourtant déjà scellé. Ce sont avec ces observations, et celles d’une multiplicité de personnages secondaires, que le conflit et l’incompréhension face aux événements en train de se jouer, sont développés par Spielberg.
La narration de La Liste de Schindler est scindée en plusieurs actes distincts, qui réussissent à dépeindre l’horreur des événements ainsi que l’évolution de Schindler et la construction progressive de son plan. L’arrivée d’Amon Göth, second lieutenant SS chargé de superviser la construction du camp de concentration de Plaszów, marque notamment une étape fondamentale dans le film. Les agissements de ce personnage détestable, brillamment interprété par Ralph Fiennes, que ce soit les exécutions sommaires depuis le balcon de sa villa, sa manière de s’attacher à une femme de ménage juive et de rejeter son attirance pour elle ou encore son discours d’homme débordé lorsqu’il est chargé d’exhumer et de brûler les cadavres, en disent là encore long sur l’atrocité des événements qui se déroulent et qu’il vit pourtant avec une certaine aisance.
C’est face à ce personnage que la méticulosité, le pouvoir de négociation et le charme de Schindler se dévoileront véritablement. En entretenant son amitié avec Göth, l’industriel s’offre une plus grande marge de manœuvre qui laisse peu à peu place à l’espoir, que Steven Spielberg amène au compte-gouttes jusqu’à un final déchirant, où le sauvetage des 1100 rescapés ne provoque aucun soulagement, et ce malgré son importance. La scène où Schindler s’effondre en arguant qu’il aurait pu protéger davantage de monde reflète parfaitement cette pensée, et souligne l’impuissance du spectateur face aux images nécessaires dont il vient d’être témoin.
Une oeuvre majeure de Steven Spielberg
Filmer l’indicible sans tomber dans la vulgarité, réussir à révéler le pire mais aussi le meilleur de l’être humain, toucher de manière universelle en partant d’un événement historique, c’est ce que fait Steven Spielberg avec un équilibre magistral dans La Liste de Schindler, exploits qu’il réitèrera d’ailleurs par la suite avec Il faut sauver le soldat Ryan, Munich ou Le pont des espions.
Si certaines de ses précédentes œuvres étaient loin d’être simplement enfantines, que ce soit Rencontres du troisième type, Indiana Jones et le temple maudit ou La couleur pourpre, il est clair que La Liste de Schindler dévoile, au même titre que Jurassic Park, un regard davantage désabusé de leur auteur. Alors que le blockbuster sur les dinosaures est centré sur la recherche d’un paradis perdu et met en garde sur les dérives technologiques, le film historique interroge sur le cours désastreux que peuvent prendre les événements et sur l’aveuglement face à une idéologie ambiante. Jusqu’à ces deux films tournés à quelques mois d’intervalle, ce qui représente là encore une impressionnante prouesse, Spielberg n’avait jamais autant exprimé ses doutes sur son prochain. Cette noirceur, le cinéaste l’a depuis explorée à plusieurs reprises, en se questionnant notamment sur l’impact des événements du 11 septembre, ou sur la désillusion qui ne cesse de grandir dès l’enfance, comme c’est le cas dans A.I. Intelligence Artificielle.
La Liste de Schindler pose également la question de ce qu’il est possible ou non de filmer au cinéma. À cette interrogation, le réalisateur semble avoir répondu avec l’authenticité et l’émotivité qui le caractérisent. Au cours du tournage éprouvant, le cinéaste a favorisé la caméra à l’épaule, procédé qui ne lui était guère familier, et a réussi à capter toute l’intensité d’une équipe elle-même désorientée, ce qui donne des séquences aussi importantes que déroutantes. Cela ne l’a cependant pas empêché d’alterner avec des scènes où la composition des plans est extrêmement travaillée, où le travail sur la profondeur de champ est palpable, notamment lorsque Schindler observe du haut des escaliers de son entreprise, tapi dans l’ombre, une femme qui vient lui demander de l’aide. Le réalisateur a par ailleurs préféré tourner en dehors du camp d’Auschwitz, par respect pour les victimes. Enfin, La Liste de Schindler a conduit le cinéaste à créer l’USC Shoah Foundation, un organisme qui recueille les témoignages de survivants de génocides.
Autant de décisions et de choix esthétiques qui ne font que confirmer l’implication personnelle et la sincérité de Spielberg vis-à-vis de cette histoire, de laquelle il n’a voulu occulter aucun élément. Ne privilégiant à aucun moment l’émotion gratuite et nauséabonde, La Liste de Schindler est une œuvre phare du cinéma américain, qui place son réalisateur en grand héritier de David Lean, dans sa manière de s’impliquer corps et âme dans le sujet qu’il traite, pour en tirer un résultat indispensable.
La Liste de Schindler de Steven Spielberg, en salle le 13 mars 2019. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.