CRITIQUE / AVIS FILM - Célébré dès sa présentation en août 2020 au Festival d'Angoulême, et partout où il a pu être vu depuis, "La Nuée" arrive dans les salles avec une belle réputation. Réalisé par Just Philippot, écrit par Jérôme Genevray et Franck Victor, enfin interprété notamment par Suliane Brahim et Sofian Khammes, "La Nuée" a tout pour marquer durablement le cinéma français, au-delà de son genre.
La Nuée, grande première
La Nuée est le premier film du réalisateur Just Philippot. Il est aussi un premier premier rôle au cinéma pour son actrice principale. Il est, encore, un premier scénario de long-métrage de ce calibre pour ses scénaristes Jérôme Genevray et Franck Victor, auteurs expérimentés qui ont construit cette histoire ensemble dans le cadre d'une résidence d'écriture So Film, sur une idée originale de Jérôme Genevray. Cette précision a son importance, puisque La Nuée est un film dont les scénaristes - avant le réalisateur - sont particulièrement mis en avant dans sa fabrication et sa promotion. Une présentation inédite mais qui fait partie d'une nouvelle tendance de reconnaissance appuyée des auteurs de films, à égalité avec le metteur en scène. Entre plusieurs raisons industrielles, c'est aussi et surtout pour souligner toute l'importance de l'histoire, de l'écriture, et finalement du discours qui fait un film. Et l'histoire de La Nuée est objectivement formidable.
L'histoire se déroule de nos jours. Virginie (Suliane Brahim), mère de famille seule, élève ses deux enfants ainsi que des sauterelles comestibles. Agricultrice, plus précisément entomocultrice, elle élève des sauterelles destinées à la consommation et plus particulièrement en vue d'en faire de la farine animale pour d'autres élevages. Son quotidien est entièrement consacré à son travail, harassant, précaire, et sa situation personnelle se dégrade à mesure que la rentabilité de son exploitation la fuit. Son fils Gaston (Raphael Romand) possède un petit terrarium dans lequel vivent quelques-unes de ces sauterelles, quand Virginie en élève des milliers dans des biosphères dédiées. Espèce vivante de loisir et d'exploitation donc, ces sauterelles sensées leur assurer un revenu et un train de vie normal ne vont cependant pas réagir comme prévu.
Génie d'une écriture et d'une réalisation exigeante, le film dévoile très vite le ressort de son drame. En très gros plan - ce qui pourrait peut-être vider une partie de la salle, les âmes sensibles pourront détourner les yeux -, on voit rapidement Gaston laisser une sauterelle déguster une petite plaie d'un de ses doigts. La sauterelle semble y prendre goût, sans que cela ne porte immédiatement à conséquence. De son côté, Virginie lutte pour développer son exploitation, construire d'autres biosphères, croyant dur comme fer à l'avenir de cette culture.
En quelques minutes et un gros plan qui disent la franchise et la précision du film , le cadre est posé : un drame multiple qui se développe sur une ligne familiale et sociale, puis horrifique et fantastique. Quand beaucoup de films de genre remarqués, notamment Grave, jouent une partition plus abstraite où les maux et les symboles peuvent parfois être laborieusement suggérés, les auteurs et le réalisateur inscrivent La Nuée dans un cadre très réaliste, honnête et explicite.
Un film qui transpire le cinéma
Comment définir le "genre" ? Question très, trop compliquée, mais pour laquelle une première réponse simple existe : le "genre" est codifié. Ce qui implique qu'il joue avec des méthodes, des images, des intentions et des références attachées à un genre : celui par exemple du polar, mais ici en l'occurrence celui de l'horreur et du fantastique. La force de La Nuée est de rappeler des grands films, comme évidemment Les Oiseaux d'Alfred Hitchcock, La Mouche de David Cronenberg mais aussi, et c'est peut-être plus surprenant, un film comme Jurassic Park, avec la dévoration d'une chèvre qui ne peut que rappeler l'introduction du T-Rex dans l'œuvre de Steven Spielberg.
Autres codes, ceux de la cellule familiale fragile qui se recomposera - ou pas - à l'issue du drame qui se joue. Une famille à protéger, à élever, à faire survivre, ce qu'on trouve encore chez Spielberg depuis Les Dents de la mer jusqu'à La Guerre des mondes, deux grands films respectivement inscrits dans les genres de l'horreur et de la science-fiction.
Pour raconter cette histoire de rébellion du monde animal et de fusion dans l'horreur avec le monde humain, la réalisation de Just Philippot est sans failles, partant d'un naturalisme qui expose une réalité intime et sociale pour ensuite avec application développer un drame qui mène jusqu'à la contemplation d'un phénomène fantastique - plans larges et musique au diapason de cette ambition. La Nuée raconte un drame rural aux accents tragiques qui se mue intelligemment en horreur eucharistique, une fusion à la manière de Cronenberg entre le monde humain et le monde animal, fusion dans laquelle chacun de ces mondes dévore l'autre.
Et pour mettre en scène cette fusion, aucune économie de plans. Au contraire, la caméra s'autorise tous les rapprochements, tous les mouvements, balayant l'étendue physique de l'exploitation comme se collant au plus proche d'un personnage dans un habitacle de véhicule assiégé, montrant tout ce qui peut être montré sans jamais que ce ne soit artificiel ou purement illustratif.
Une tragédie paysanne horrifique avec une figure féminine sublimée
Suliane Brahim est une grande actrice de théâtre, pensionnaire depuis 2009 puis sociétaire depuis 2016 de la Comédie-Française, experte du répertoire classique. Pour son premier premier rôle au cinéma, elle se livre corps et âme à une très grande performance. La Nuée parle des corps, celui de la terre, celui des sauterelles, et surtout celui d'une femme travailleuse, déterminée, dans un monde qui d'abord la rejette. C'est la partie sociale et politique du film, magnifiquement développée, qui raconte la difficulté d'être paysanne, soumise à l'ironie des hommes et à leur sexisme qui la diminue dans le rôle qu'elle souhaite se donner d'exploitante agricole et de mère, tout simplement.
Alors qu'on devine, grâce au verre fendu du terrarium de Gaston, que les sauterelles deviennent plus fortes grâce au sang, on le constate littéralement quand Virginie, épuisée, se blesse au bras dans une de ses biosphères et que les sauterelles se repaissent de son sang. Elle comprend alors qu'en les nourrissant ainsi, ses sauterelles seront plus fortes, plus développées et donc plus rentables. Il va donc falloir trouver plus de sang, jusqu'à ce que les sauterelles d'elles-mêmes aillent en trouver...
Il est donc question de sacrifice, celui que demande la société capitaliste au monde paysan et a fortiori à ses femmes, en cassant et vidant leur corps. Sur cette monstrueuse identité féminine, qu'a aussi exploitée Grave dans un autre environnement, La Nuée montre ce sacrifice, ce don de soi et de son sang à sa survie, à celle de sa famille, jusqu'à ce que ce don nourrisse une auto-dévoration du monde vivant.
La relation entre Virginie et Karim (Sofiane Khammes) vient compléter ce rapport féminin horrifique à la société. Adressant non pas une pique aux hommes de l'histoire, mais soulignant que le préjugé de domination et d'évidence d'une romance ne fonctionne pas aussi simplement. Malgré les parfaites interprétations pour cette dimension du film, c'est peut-être la moins réussie. La relation entre Virginie et sa fille Laura (Marie Narbonne) est elle parfaitement mise en scène, avec beaucoup de silences éloquents, offrant une vue sur l'âge adolescent et l'âge adulte, et sur la résolution de la relation entre deux personnages féminins qui peuvent finalement être perçues comme, peut-être, un seul.
La Nuée est une magnifique réussite
Bas les masques, les comparaisons exercées au-dessus ne sont pas entièrement légitimes parce que pas innocentes. Il n'y a en effet pas beaucoup de cinémas plus différents que celui des auteurs de La Nuée et celui de Steven Spielberg, où la dimension sociale n'existe pas, mais il y a cette émotion pure de l'horreur et cette fascination pour un récit dramatique simple qui en met plein les yeux et le cœur.
Concernant Grave, très bon film de genre malgré sa fausse modestie et son évanescence pas toujours maîtrisée, La Nuée joue en effet des mêmes codes et en partagent quelques vues modernes. Mais le film de Just Philippot le fait avec une grande fluidité et une maîtrise impressionnante, et enfin une conduite de son sujet et de sa mise en scène qui témoignent d'un amour du récit cinématographique. Par leur appartenance à un même genre qui embrasserait le drame social et horrifique, les deux films entretiennent une forme de continuité, avec un niveau supérieur atteint par La Nuée, qui trouve entre autres qualités sa noblesse dans son humilité.
Il ne faut pas aller voir La Nuée parce qu'on en parle beaucoup dans les médias, ni parce que ce pourrait être un très grand film de genre, il faut aller le voir parce qu'est c'est un excellent film de cinéma où de très intenses émotions priment et qui, s'il n'est pas parfait tout le temps, l'est objectivement souvent.
La Nuée de Just Philippot, en salles le 16 juin 2021. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.