CRITIQUE / AVIS FILM - Benoît Magimel et Juliette Binoche incarnent des gastronomes qui s'aiment et partagent tout en cuisine dans "La Passion de Dodin Bouffant". Un long-métrage passionnant et majestueux, qui fait appel à tous les sens du spectateur et s'impose immédiatement comme l'un des plus grands films de 2023.
La Passion de Dodin Bouffant : l'éveil des sens
La première séquence de La Passion de Dodin Bouffant est fabuleuse. Au XIXe siècle, le gastronome Dodin (Benoît Magimel) et sa cuisinière Eugénie (Juliette Binoche), à ses côtés depuis 20 ans, préparent un festin. Au cours de cette ouverture quasiment dénuée de dialogues, où les bruits des marmites frétillantes ainsi que ceux de la découpe et de l'épluchure des aliments prennent le dessus, le sentiment de n'avoir jamais vu la nourriture filmée avec autant de grâce et de virtuosité gagne le spectateur, pour ne plus le quitter pendant les deux heures qui suivent.
De la culture des légumes à la dégustation, en passant évidemment par la préparation, tout n'est qu'amour dans La Passion de Dodin Bouffant, qui porte merveilleusement son titre. Les gestes à la fois fermes et délicats de Juliette Binoche et Benoît Magimel témoignent d'une maîtrise parfaite, et la caméra passe d'un personnage à l'autre avec une aisance folle, bénéficiant de la magnifique photographie de Jonathan Ricquebourg (La Mort de Louis XIV, Coupez !). Vient ensuite le repas où, l'extase permanent de Dodin et ses amis en vient presque à rassasier le spectateur, qui avait jusqu'ici l'eau à la bouche.
Au-delà de ce majestueux éveil des sens et des bons mots d'un hôte dont la compagnie est immédiatement agréable, ce qui frappe le plus dans le nouveau film de Tran Anh Hung (L'Odeur de la papaye verte, Éternité) est l'alchimie silencieuse entre Eugénie et Dodin. Il suffit d'observer les regards admiratifs qu'ils se lancent et leur manière de se positionner dans ce temple qu'est leur cuisine pour comprendre qu'ils se connaissent par cœur, et que le respect et l'affection qu'ils se portent seraient impossibles à résumer en quelques mots.
Un mets vaut mieux que mille mots
La Passion de Dodin Bouffant est une bouleversante histoire d'amour où les déclarations et les sentiments passent à travers la cuisson puis la consommation d'une omelette ou d'un bouillon que le spectateur a presque l'impression de toucher, de sentir et de goûter, tant la mise en scène et l'interprétation magistrale de Juliette Binoche et Benoît Magimel parviennent à transmettre de manière organique chaque mouvement minutieusement exécuté et chaque bouchée savourée.
La nourriture est évidemment l'élément central du long-métrage et si le spectateur se délecte des anecdotes sur l'origine du vol-au-vent, elle est surtout le véhicule de profondes émotions. Un art salvateur où il est bon de se réfugier, qui donne un sens à l'existence et qui permet surtout de communiquer, de soigner, d'enseigner ou encore de faire sa demande en mariage. Car Dodin aimerait qu'Eugénie devienne son épouse, mais elle préfère avant tout être sa cuisinière. Un rôle qui n'a rien de déshonorant, bien au contraire, et qui est une nouvelle preuve de leur dévouement, à l'un et à l'autre mais surtout à cette discipline qui les a rapprochés pour ne plus qu'ils se quittent.
Dès qu'ils se retrouvent en extérieur, leurs conversations dans leur jardin sont elles aussi un délice et si Tran Anh Hung enchaîne les séquences hallucinantes derrière les fourneaux et à table, il s'attarde aussi sur des décors sublimes et chatoyants, qui captent la beauté de plusieurs saisons. Le cinéaste signe ainsi un film d'époque complet et d'une richesse dans laquelle le spectateur a très vite hâte de replonger.
Le travail et le talent pour contrer l'oubli
Dodin et Eugénie ne s'appliquent pas pour marquer leur époque, refusant constamment les flatteries de leurs admirateurs. Ils se dédient à la cuisine en toute humilité pour tenter d'en percer les secrets et pour, à terme, tenter de la faire évoluer, la découverte d'un nouveau mets étant la récompense suprême. La cuisine offre aussi des souvenirs inoubliables, ainsi que la possibilité de mieux se connaître et de ne pas s'oublier lorsque vient le temps de la séparation. Elle est également le moyen de découvrir le talent des futures générations et de, peut-être, leur donner une chance de trouver leur voie.
Cette parabole sur l'art et son aspect salvateur réconforte sans jamais verser dans la facilité et la mièvrerie. Le long-métrage prend le temps de laisser les émotions naître et les sentiments transparaître, emportant d'emblée le spectateur par sa précision, sa générosité et sa pureté pour ne plus le lâcher. Rarement un amour inconditionnel entre deux personnages, ainsi que l'amitié, le partage et la transmission auront été filmées avec autant d'élégance ces dernières années. Une merveille.
La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung, en salles le 8 novembre 2023. Le film a été présenté en compétition officielle au 76e Festival de Cannes.