CRITIQUE/AVIS FILM - "Le Blues de Ma Rainey" est un film adapté d'une pièce de théâtre qui s'intéresse à la situation des musiciens noirs américains au début du 20ème siècle. Un film interprété notamment par Chadwick Boseman, qui y livre une ultime et fascinante performance. Disponible sur Netflix le 18 décembre.
Si Baudelaire en France a popularisé le "spleen" pour définir cet état de mélancolie, imagination douce-amère qui se balance entre le bonheur et le malheur, la communauté afro-américaine a fait elle du "blues" un genre musical majeur, qui fera émerger le jazz , et le rock aussi, en partie, quand on voit l'influence du genre sur des formations comme les Rolling Stones ou Nirvana par exemple. Genre musical, il est aussi un témoignage à la fois historique et vivant des conditions d'existence de cette communauté.
Pour cette fin d'année 2020, Netflix présente Le Blues de Ma Rainey, un film coproduit par Denzel Washington sur la chanteuse de blues Ma Rainey, décédée en 1932 à Memphis. Celle-ci est interprétée par Viola Davis, accompagnée notamment du regretté Chadwick Boseman, disparu le 28 août 2020. Il est probable que ce n'était pas l'entière intention des auteurs et du réalisateur George C. Wolfe, mais ce film s'avance déjà considérablement chargé d'une terrible émotion.
La musique de la colère
Viola Davis est une star, et le gabarit discret du film profite surtout de son nom. Comme une sorte de magnifique prétexte, son personnage de Ma Rainey apparaît peu mais avec brio, dans un film surtout consacré à ses musiciens, dans les loges d'un studio d'enregistrement. Dans ses musiciens, il y a Levee, jeune trompettiste, cadet d'une troupe d'hommes plus âgés et expérimentés.
Adapté d'une pièce de théâtre à succès d'August Wilson, Le Blues de Ma Rainey transpire l'amour du dialogue, celui du cinéma de caractères avec une unité d'action, de lieu et de temps. Levee est jeune, impulsif, vindicatif, il se bat contre une société qui l'exclut, contre ses propres démons et les avis différents du reste de la troupe. Si Ma Rainey est bien là, intense, royale et exigeante, elle rythme le film par son humeur : va-t-elle mener cette session d'enregistrement à son terme ? Cet exercice de pouvoir et sa relation avec ses musiciens, et tout particulièrement avec Levee, est un des nombreux points de tension du film, là où s'exercent les humiliations, les jugements, les affrontements entre tous ces individus très différents. Ils sont certes unis par la musique, mais est-ce suffisant ?
Le dernier et très grand rôle de Chadwick Boseman
Plus que la relation avec les producteurs blancs du label qui a signé Ma Rainey, qui donne le cadre général du drame qui se joue, ce sont les relations des musiciens entre eux qui sont la meilleure illustration des mécanismes à l'oeuvre. Le Blues de Ma Rainey est la première oeuvre produite par Denzel Washington de l'accord qu'il a signé avec Netflix pour adapter neuf des pièces d'August Wilson. On peut faire l'hypothèse que ce film est le premier d'une série qui devrait explorer les mêmes thématiques. Denzel Washington connaît bien la langue et l'univers d'August Wilson, puisque c'est de lui qu'il adapte déjà et interprète - avec Viola Davis - Fences en 2016. C'est notamment pour cette raison que le passage des planches de théâtre à l'écran se fait ici sans "rupture" cinématographique, mais en préservant toute l'intensité et la "brutalité" de la pièce.
Pour traduire cette intensité et cette brutalité, Chadwick Boseman livre avec son personnage une performance totale, passant du rire aux larmes, enchaînant les silences et les phrases agressives, comme les notes d'une partition personnelle enragée. Le tournage du film s'est terminé quelques jours avant sa mort des suites d'un cancer. Il y a ainsi dans l'extrême minceur physique de son personnage, dans son interprétation possédée, quelque chose qui tient d'une terrassante énergie du désespoir. Désireux de changer la musique, de dessiner un autre futur mais se heurtant finalement au règles du monde présent, il semble se battre contre l'irrémédiable. Si Chadwick Boseman s'était déjà fortement distingué dans Da 5 Bloods de Spike Lee, sorti sur Netflix en juin 2020, ce dernier rôle est un autre très sérieux prétendant à un Oscar posthume.
Le Blues de Ma Rainey, s'il est souvent trop didactique sur les thèmes traités (la religion, le racisme aux milles facettes, les communautés) et aurait pu laisser encore plus de place à sa musique, est néanmoins un beau film, dont la plupart des intentions se réalisent. On en profitera d'autant plus si l'on est amateur du genre musical et que l'on apprécie les huis clos de théâtre. Une configuration idéale pour raconter la ségrégation, les rages de la jeunesse et les sagesses résignées des anciens, et construire dans cette petite histoire un témoignage de l'histoire culturelle, politique et sociale de la communauté afro-américaine des années 20. Et, enfin, offrir un adieu grandiose et terriblement émouvant à Chadwick Boseman.