CRITIQUE / AVIS FILM - Avec "Le Deuxième Acte", Quentin Dupieux insiste dans sa veine historique décalée tout en célébrant avec force l'irruption du réel dans la fiction. Un film dont le niveau de divertissement et d'aboutissement est très élevé, idéal par ses thématiques et sa maestria pour ouvrir le 77e Festival de Cannes.
Quentin Dupieux lance avec brio le 77e Festival de Cannes
Le Deuxième Acte, treizième long-métrage de Quentin Dupieux, est sans doute le meilleur film de sa filmographie. Bien sûr, on pourra toujours lui préférer l'histoire d'un pneu-tueur (Rubber), ou revenir à son premier long-métrage "officiel", Steak, génial dans le caractère inédit de ses délires et punchlines. Ou encore, chercher à se distinguer en chérissant sa période "Hollywood"... Mais dans le cheminement de l'auteur sur son itinéraire d'absurdités, chaque étape - chaque film - s'inscrit dans une inévitable continuité empirique qui finit par faire sens.
Avec Incroyable mais vrai, sorti en 2022, il est apparu comme une ligne plus claire, un surgissement marqué non plus de l'absurde mais plutôt du réel face à cet absurde. Pour la véritable première fois (Réalité et Le Daim avaient ouvert la voie), Quentin Dupieux proposait un discours dont l'aspect méta comme les thématiques discutées nous éloignaient avec force de la pure farce créative.
Yannick a sublimé cette idée, renversant définitivement le rapport commun entre l'absurde et le réel. C'est bien la pièce qui se joue qui est absurde, et le personnage de Yannick comme ses mots ne sont que bien trop réels. Comme après Incroyable mais vrai Fumer fait tousser ramenait le spectateur dans un absurde poussé, Daaaaaali ! a enclenché alors la même mécanique après Yannick.
Le Deuxième Acte apparaît alors comme le nouveau segment, et le plus abouti, de cette ligne plus "réelle", plus droite et plus saisissante.
Casting de stars
Dans Le Deuxième Acte, en choisissant de pousser son geste méta au maximum et d'assumer un bavardage permanent, il est évident que le réalisateur veut montrer quelque chose. Quatre comédiens, d'abord composés en duos, rejoignent à pied le restaurant dans lequel ils doivent tourner une scène. La caméra du film qu'ils tournent est la même que celle de Quentin Dupieux, alors de quatrième mur il n'y en a plus vraiment, lorsqu'on comprend finalement que leurs textes et commentaires qu'ils en font, le "on" et "off", tout est mélangé.
Réalisé par une intelligence artificielle, le film que tournent Florence, Guillaume, Willy et David, est donc autant un film qui n'existe pas - motif du film de fiction Le Deuxième Acte -, tout autant qu'il est Le Deuxième Acte.
Ce vertige, et regard critique sur l'irruption de l'IA dans l'industrie du cinéma, se double d'un autre. Les acteurs jouent, en effet autant qu'en apparence, une version de fiction pas si caricaturée d'eux-mêmes, et se laissent déshabiller par leur réalisateur. Ce qui fait évidemment rire et même grincer des dents.
Vincent Lindon est moqué pour son nombrilisme, son prétendu auteurisme, ses tics nerveux et ses yeux rougis. Léa Seydoux est décrite comme une actrice qui passe son temps "à se foutre à poil dans le cinéma d'auteur français" pour s'acheter des robes et des bijoux. Raphaël Quenard est très largement borderline, lâchant d'abord des commentaires homophobes, transphobes et antisémites, face à un Louis Garrel soucieux jusqu'à la lâcheté de son statut de beau gosse et gendre idéal du cinéma français.
Le vertige Raphaël Quenard
Cette auto-dérision de stars du cinéma pourrait être perçue comme le jeu exclusif d'un milieu de privilégiés, mais Le Deuxième Acte n'est pas Mandibules ou Fumer fait tousser, puisqu'il assume son aspect méta pour qu'on ne perde jamais de vue que ce n'est pas Guillaume mais Vincent Lindon, ce n'est pas Florence mais Léa Seydoux qu'on regarde. Jusqu'à ce que, dans un ultime volte-face, on comprenne que leur auto-dérision et donc leur auto-critique concernent leurs personnages d'acteurs, dans le film "dans le film"....
Face à ses stars, un seul comédien anonyme donne la réplique. Enfin, il essaie, puisque ce comédien, Manuel Guillot, joue un figurant, sur un plateau de cinéma pour la première fois, et si fébrile qu'il ne parvient pas à faire la seule action requise : leur servir du vin. Son personnage solidifie cette célébration du réel dans Le Deuxième Acte, comme il incarne sa fusion finale avec le peu d'absurde qui reste alors au film.
Il faut souligner la grande performance de Raphaël Quenard, qui en réalité est une relation particulière et continue au cinéma de Quentin Dupieux depuis Mandibules. Acteur à peine reconnu mais déjà pleinement à part, détenteur d'un pouvoir de véracité unique, il fait étalage de tout son registre, et comme dans Yannick incarne le mieux cette formidable irruption du réel dans la fiction, que celle-ci soit absurde ou pas. D'une certaine manière, Le Deuxième Acte fait comme écho à son court-métrage L'Acteur, qui trouble très intensément les frontières du jeu et du non-jeu.
Oeuvre d'art et approche du "non-film"
Le "deuxième acte", dans le schéma dramaturgique tertiaire, est l'acte où la crise apparaît. C'est aussi le nom du restaurant où les acteurs se retrouvent, après un premier acte - le plus long, comme de coutume, - où les personnages et leurs relations sont établis. Enfin, la troisième partie, plus brève, présente la résolution de tout ce qu'on vient de voir.
Ainsi, Quentin Dupieux, tout en faisant toujours ce qu'il veut, se plie quand même aux règles conventionnelles du spectacle dramatique, et de ce fait s'inscrit pleinement, comme tout le monde, dans le cinéma. Mais en inventant une oeuvre monstrueuse où son vrai film et son film de fiction sont en réalité le même corps et la même oeuvre, il refuse cependant de se ranger dans le cinéma "du réel" comme dans le cinéma "de fiction".
Lorsque nous l'avions rencontré pour la sortie de Yannick, Quentin Dupieux avait confié être, toujours, en quête du "non-film", titre de son tout premier film réalisé en2001. Un film de cinéma qui serait débarrassé du cinéma. Une équation a priori impossible...
Avec Le Deuxième Acte, Quentin Dupieux a-t-il enfin réalisé son "non-film" ? Pas encore, mais il en est très proche, avec un film extrêmement divertissant, délicieusement grinçant, aux tiroirs sans fond qui nous happent dès qu'ils sont ouverts. Les comédiens s'en donnent à coeur joie, notamment dans des plans-séquences en simple travelling dont les durées extrêmes traduisent autant l'ironie que l'affection avec lesquelles le réalisateur use des artifices du cinéma. Avec Le Deuxième Acte, Quentin Dupieux est au sommet de son art. Un art auquel on peut rester insensible, mais qui est objectivement magistral.
Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux, en salles le 14 mai 2024. Il fait l'ouverture du 77e Festival de Cannes. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.