CRITIQUE / AVIS FILM – "Le Sixième enfant", premier long-métrage de Léopold Legrand, interroge brillamment sur la conscience morale en mettant en scène deux couples qui tentent de trouver la meilleure solution pour l’enfant à venir.
La rencontre improbable de deux milieux sociaux
Le Sixième enfant est l’adaptation du roman Pleurer les rivières d’Alain Jaspard par Léopold Legrand et sa coscénariste Catherine Paillé. Le réalisateur avait déjà frappé le public avec son court-métrage Mort aux codes et il transforme l’essai avec brio.
Il est beaucoup question d’amour dans Le Sixième enfant. D’abord de l’amour qui règne au sein de deux couples soudés. Celui des avocats Julien (Benjamin Lavernhe) et Anna (Sara Giraudeau) et celui des gens du voyage Franck (Damien Bonnard) et Meriem (Judith Chemla). Julien vient d’éviter la prison à Franck, accusé de complicité de violence. Lui qui se débat déjà pour faire vivre sa famille de cinq enfants, entre l’ado Warren et la petite dernière de quelques mois. Ils vivent en caravane dans un campement, sous le regard de toute la communauté, dont la mère de Meriem (Marie-Christine Orry).
L’amour règne aussi au sein de la famille croyante de Franck et Meriem, bousculée par l’incapacité de faire face financièrement à une nouvelle grossesse. L'amour pour cet enfant à venir fait faire à Meriem une proposition hors des clous à ce jeune couple d’avocats en mal d’enfants. Un couple dont la moralité et la conscience vont être mises à rude épreuve. Car l’amour maternel pour cet enfant à naître est au cœur de Le Sixième enfant. L’amour qui déborde de celle qui pourrait enfin combler son besoin viscéral et la promesse d’être mère. Et l’amour de celle qui rêve d’offrir la meilleure vie possible à son sixième enfant, malgré sa honte.
Une amitié respectueuse va naître entre les deux femmes, en miroir de ce que traversent leurs deux compagnons. Car Franck et Julien sont évidemment concernés, découvrant chez leurs épouses avec autant d’effroi que d’admiration un pan insoupçonné de leur personnalité et de leur imagination pour emprunter des chemins de traverses. L’argent s’invite aussi dans la spirale des mensonges et de l’impossible retour en arrière.
Le prix à payer pour un enfant
La réussite du film est précisément due à la justesse des réactions de chaque protagoniste, qui questionnent intimement le spectateur. Car la caméra de Léopold Legrand permet habilement de se mettre, à tour de rôle, à la place de chacun des personnages, attachants, et de comprendre leurs ressentis et leurs nuances. Et même de les ressentir. D'autant que le réalisateur a veillé à « évacuer la question morale et ne pas juger les personnages, en étant l’avocat de tous, ni pour ni contre ».
Même si on est un peu moins convaincu par le désir absolu d’enfant d’Anna, on traverse toute une palette d’émotions. On est transporté, ému, en colère, surpris, soulagé. Car comme le suggère Judith Chemla, il s’agit plus « d’être dans le monde de l’intuition que dans celui de la réflexion ». Et en effet, le film montre parfaitement les nombreux paramètres qui peuvent faire perdre la tête et obscurcir le discernement, réveillant des instincts de l’ordre de l’animalité.
Le beau travail des interprètes
La cohésion des acteurs et des actrices, dans un esprit de troupe, est visible à l’écran et renforce le partage de l'intimité des personnages avec le spectateur. Sans doute parce qu'ils ont tous pris leurs rôles à bras le corps. Car comme le suggère Sara Giraudeau, « il y a dans les premiers films un désir sincère de s’accompagner de comédiens qui vont devenir des alliés et une très forte notion de construire ensemble ».
La préparation du film a également été importante : le scénario a été retravaillé par Léopold Legrand en fonction de la personnalité et des ressentis de chacun. Des rencontres ont eu lieu avec des gens du voyage dans un campement à Marcoussis et des documentaires ont été vus. Afin de, comme le dit Judith Chemla, « s’imprégner d’une autre façon de parler, d’un autre rapport au monde au corps et à la famille ». Le réalisateur donne d’ailleurs à voir une communauté au plus près de sa réalité, en évitant subtilement l’écueil du misérabilisme.
À celles et ceux qui pourraient éventuellement objecter que les gens du voyage de fiction ne devraient pas être interprétés par des acteurs qui ne sont pas issus de cet univers, Damien Bonnard précise que « le métier de comédien consiste à plonger dans des vies qui ne sont pas les nôtres pour les comprendre et essayer de les retransmettre ». Judith Chemla, quant à elle, trouve « dommage de se réduire à une appartenance stricte, alors que notre métier permet de vivre autre chose en potentialité et offre plein de possibles inexplorés ». Thriller intime, Le Sixième enfant se révèle donc un film d’une grande humanité, qui prend aux tripes. Un coup de maître, à voir absolument.
Le Sixième enfant de Léopold Legrand, en salle le 28 septembre 2022. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.
Propos de Léopold Legrand, Judith Chemla, Damien Bonnard, Benjamin Lavernhe et Sara Giraudeau recueillis pendant le Festival Francophone d'Angoulême.