CRITIQUE / AVIS FILM - Xavier Legrand réussit avec "Le Successeur" un très grand thriller, qui fait mine de s'éloigner des thématiques de "Jusqu'à la garde" pour y revenir avec une force tragique décuplée.
Xavier Legrand, un nouveau sommet
Il est très difficile de fabriquer un premier film, notamment parce que personne ne vous attend. Les réalisatrices et réalisateurs le répètent à l'envi : "chaque film est un miracle". Mais celles et ceux qui réussissent leur premier film le disent aussi, faire un deuxième long-métrage est tout autant difficile, parce que cette fois-ci tout le monde vous attend.
Tout particulièrement quand le premier film a été un très grand succès critique, couvert de prix prestigieux et d'éloges unanimes. Jusqu'à la garde, premier film de Xavier Legrand, était ainsi un miracle parmi les miracles. Son deuxième long-métrage, Le Successeur, en est-il alors un autre ?
Il suffit d'une introduction formidable pour répondre à cette question. Oui, à être ainsi tirés par la caméra dans une spirale où se succèdent des top models aux visages fermés, vêtus des créations d'un couturier-star qui expédie son "tour d'honneur" et son défilé triomphal parce qu'une mystérieuse douleur lui perce la poitrine, on perçoit d'emblée que Le Successeur s'avance avec une intensité et une maîtrise éclatantes.
La spirale du monde d'Ellias Barnès aujourd'hui, où des figures féminines sont dévorées par des regards captivés, cette spirale qu'on ne peut jamais remonter, ligne d'abattoir ou cercle des enfers, est le mouvement de mécanique tragique que choisit Xavier Legrand pour raconter le destin d'Ellias.
De son vrai prénom Sébastien, celui-ci a quitté il y a longtemps son monde d'hier. Celui de son Québec natal où il a rompu tout lien avec son père dès sa majorité pour s'installer à Paris, capitale mondiale de la mode. Jeune créateur reconnu, il est sur le point de devenir le directeur artistique d'une très grande maison de haute couture, suite au décès de son fondateur. C'est sa première "succession". Mais le noir des vêtements qu'Ellias porte n'est pas qu'un code professionnel. L'homme a en effet le regard sombre, une inquiétude mystérieuse le ronge au coeur, une autre noirceur est là.
Un thriller magistral
Ce signe d'une anxiété profonde, et dont l'origine semble remonter à un message de son père reçu il y a trois ans, cette sensation plantée dans la poitrine d'Ellias et celle des spectateurs, s'évanouit lorsqu'il apprend que son père vient de décéder. Direction donc Montréal pour régler cette autre "succession" et tourner enfin la page. Arrivé dans la maison du défunt, il entreprend de la vider de ses meubles avec une association locale. Mais il manque la clé pour accéder à la cave. Remettant au lendemain son débarras, il retrouve alors un trousseau dans la voiture de son père...
Le Successeur est un thriller, comme l'était déjà Jusqu'à la garde. Comme lui, il déroule un récit de violences masculines. Mais, à sa différence, il retourne son point de vue pour ne pas mettre au premier plan celles à qui elles sont faites, mais plutôt ceux qui les donnent - et les subissent aussi. Ellias Barnès, "successeur" d'un règne dans la mode, est alors aussi "l'héritier" d'autre chose. Quelque chose de bien moins glorieux, et d'infiniment terrible.
Des code du thriller qu'il épouse entièrement, Le Successeur pousse tous les curseurs. Il y a un suspense et une paranoïa dignes d'Alfred Hitchcock, un tempo lancinant qui torture, de l'humour grinçant et de l'effroi dans des jeux d'ombres que ne renierait pas David Fincher.
Les symboles choisis par Xavier Legrand servent ce cinéma de genre. Ellias quitte sa position dominante et luxueuse à Paris pour arriver dans un pavillon d'une banlieue anonyme de Montréal, comme l'explorateur d'un film d'aventure - avec notamment une utilisation de la musique qui scinde ces deux mondes. Bien malgré lui, Ellias se retrouve "enfermé" dans les couloirs de ce pavillon, quelque part entre entre le home invasion et le survival, faisant alors évoluer l'angoisse du thriller vers l'épouvante de l'horreur.
Une grande performance de Marc-André Grondin
Dans le rôle d'Ellias Barnes, Oedipe du 21e siècle, Marc-André Grondin n'avait pas la tâche aisée. Tour à tour génie de la mode, fils indigne, homme accompli et enfant qui se pisse dessus, toute la complexité du film se retrouve dans les contradictions du personnage, rendues par la finesse du jeu de l'acteur québécois révélé par C.R.A.Z.Y et célébré avec Le Premier Jour du reste de ta vie. Marc-André Grondin joue presque tout, et surtout il le joue quasiment seul. Et plus son personnage avance dans l'histoire, plus il s'isole et voudrait disparaître.
Ainsi, il est souvent seul face à son téléphone, son ordinateur ou son iPad. Lorsqu'il interagit avec les amis et voisins de son père, tout n'est que malentendu et quiproquo, dans un refus constant du lien qui lui est proposé. Le Successeur raconte la perte de contrôle d'un homme pris dans un désastre, qui n'inspire ni sympathie ni antipathie, et qui va confusément enchaîner les mauvaises décisions. La performance progressivement mutique mais terriblement expressive de l'acteur, qui culmine lors des ultimes séquences, est remarquable.
Si loin, si proche
Loin de Venise où il avait remporté Le Lion d'argent pour son premier film, c'est à San Sebastian que Xavier Legrand a présenté son deuxième. Sans Léa Drucker et Denis Ménochet, acteurs de son court Avant que de tout perdre puis de son adaptation Jusqu'à la garde, c'est donc à Marc-André Grondin qu'il a confié l'incarnation de son histoire. De France, on est partis au Québec, et du naturalisme national on est passés à l'entertainment nord-américain. Mais part-on vraiment ?
Il y a un effet élastique, boomerang, magistralement mis en scène par le réalisateur : on voudrait s'éloigner, changer son cadre et son sujet, on y revient tragiquement et plus violemment encore. Ellias voulait abolir sa première existence, il y est reconduit. Il voudrait échapper à son destin et esquiver l'horreur qui menace, il en devient l'accélérateur. Sur le fond de son sujet comme dans la forme qui lui donne, Xavier Legrand déploie ainsi une tragédie implacable. Si Le Successeur donnait l'illusion de se soustraire de la lignée de Jusqu'à la garde, il s'inscrit en réalité dans sa parfaite continuité.
Profondément, Le Successeur traite de manière diabolique et délicieuse du thème de la disparition, et de ce qui lui résiste. Sommes-nous condamnés à être nos pères ? Les fils peuvent-ils échapper aux violences, concrètes et symboliques, de leurs géniteurs ? À ce titre, la conclusion du film est aussi cruelle qu'ambigüe. Mais surtout, le terrible mouvement de spirale enclenché au début du film ne s'arrête pas, comme si le dévoilement complet du mystère de la "succession", dans toute son horreur, avait donné à cette spirale une force perpétuelle qui percute longtemps encore après les dernières images de cet impitoyable et déchirant thriller.
Le Successeur de Xavier Legrand, en salles le 21 février 2024. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.