CRITIQUE FILM - Hors de France où Jacques Audiard développait les obscures destinées de ses personnages marginaux, le réalisateur de 66 ans réussit avec "Les Frères Sisters", en compétition à la Mostra de Venise, un grand western américain, sombre et violent, et apporte à la majesté du genre l’intimité de ses thématiques.
A l’issue de l'introduction monumentale de son dernier film Les Frères Sisters, on comprend qu’Audiard ne sortira pas plus des ténèbres ce monde que ses films précédents le faisaient de leur sujet. Dans l’obscurité, aux origines, une fusillade déchire la nuit. Quittant le lieu ravagé par les flammes, leur mission remplie, Eli Sisters demande à Charlie Sisters, « on en a tué combien, tu crois ? ». Réponse : « je ne sais pas, six ? sept ? » Une question sincère et sa réponse anodine, paresseuse. Le cadre et les caractères sont posés d’une main de maître, et commence alors un western d’une grande ambition.
Jacques Audiard, empereur au pays des rois
Il y a les westerns, et tous les autres films. Le western est en effet le genre ultime du cinéma et il en est l’exercice suprême, tous traitements confondus. Il faudrait donc être bien naïf pour ne pas prêter à Jacques Audiard l’intention de réussir pleinement, et plus particulièrement de réussir à Hollywood. Là où tant de non-américains, malgré leur nom, leur talent ou leur fortune, ont échoué. Les Frères Sisters relève un double défi, celui d’une réussite française aux USA, et d’un grand western classique zébré du style de son auteur.
Oregon, 1851. Les frères Sisters, redoutables tueurs à gages, sont à la poursuite d’Hermann Kermit Warm. Celui-ci, un chimiste, aurait volé leur employeur, le Commodore. La poursuite d’Hermann est une dangereuse épopée vers la Californie, et elle est une histoire du passage de la sauvagerie à la civilisation. Une civilisation qui se révèle tout aussi meurtrière, par sa démesure et l’adoration de sa nouvelle idole : l’or, et le naïf idéal rattaché, celui d’une société prospère et pacifiée.
Quand les anti-héros font l’histoire
Les poursuivants, les frères Sisters, sont des figures à la fois classiques et monstrueuses, hors normes. Deux frères assassins sortis droit d’une mythologie, inépuisables et increvables. Un amour profond les unit, fait de résignation à leur condition et de tendresse bagarreuse. John C. Reilly, producteur et à l’origine du projet puisqu’il avait acquis les droits du roman de Patrick deWitt, livre comme à chaque fois une interprétation géniale, balancée entre son humanité et sa violence. A ses côtés, dans des scènes burlesques comme très noires, Joaquin Phoenix porte avec application une croix qui s’alourdit de séquence en séquence.
Audiard, en tant qu’auteur, raconte l’histoire de ces anti-héros, quand le cadre classique aurait porté la caméra sur les héros, les bons, ceux animés de valeurs. Ceux-là sont dans ce film et sont les proies. Riz Ahmed incarne Hermann Kermit Warm. Il est la personnification du monde moderne, métissé, plus intelligent, curieux et ouvert, avec un corps offert en pâture aux souffrances des grands espaces.
Avec lui, Jake Gyllenhaal, détective pour le Commodore, a déjà commencé sa mue. John Morris, son personnage, porte un six-coups mais il écrit beaucoup, il connaît la ville. Et il sait que le monde dont il essaye de s’échapper n’a plus beaucoup de temps devant lui.
Hermann et Morris parviennent un bref instant à convaincre les frères Sisters du bien-fondé de leur idéaux, et à s’unir. Mais ce n’est que pour laisser à ces mêmes idéaux le coup de grâce, d'une ironie plus spectaculaire et plus douloureuse qu’un bon vieux coup de revolver. Les Frères Sisters est bien un western, mais il est aussi un film noir de premier plan. Dans les corps comme à l’image, le poison du monde sauvage et celui du monde civilisé font jeu égal dans leurs ravages.
Les Frères Sisters, un pur Audiard
Comment définir Les Frères Sisters, et plus largement les films de Jacques Audiard ? Quel serait le dénominateur commun ? Si l’on regarde ses quatre derniers films (De battre mon coeur s'est arrêté, Un prophète, De rouille et d’os, Dheepan), la dimension de drame familial est omniprésente. La figure centrale de ce drame familial est invariablement le père. Celui qu’on devient, dans Dheepan et De rouille et d’os, et celui dont on s’affranchit, pour finalement le remplacer ou pas – Niels Arestrup dans De battre mon cœur s’est arrêté et Un prophète.
Il faut aussi rappeler que le scénario des Frères Sisters est une collaboration de Jacques Audiard et Thomas Bidegain, comme c'était le cas pour les quatre précédents. Le scénariste quasi attitré du réalisateur avait d'ailleurs réalisé en 2015 Les Cowboys, avec François Damiens et ... John C.Reilly.
Comme Malik dans Un prophète, comme Ali dans De rouille et d’os, les frères Sisters sont aussi deux enfants nourris de violence, et qui mettent leur sang à l’épreuve dans ce périple. Ainsi, Audiard ne dévie pas de sa ligne d’auteur en faisant de son western un grand récit d’initiation, qui chemine vers le maximum de dignité qu’une tragédie permet à ses personnages.
Cette figure tragique de la parenté est évidemment, au sens figuré, celle de l’autorité, de l’ordre en place. Chez Audiard, l’autorité est l’apanage de la civilisation moderne, et il observe son exercice sur des personnages en marge de la société. Dans son western, Audiard confond sa thématique à l’affrontement classique de la conquête de l’Ouest entre le monde d’avant, sauvage, et l’ère moderne, industrielle et urbaine. Classique, à la manière de John Ford, et brutal comme un Sergio Leone, avec son lot de gunfights et ses verres de tord-boyaux.
A la brillante direction et au casting impeccable il faut encore ajouter la musique d’Alexandre Desplat et les costumes de Milena Canonero, costumière italienne qui a notamment travaillé avec Stanley Kubrick et Francis Ford Coppola.
"C'est l'Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende."
Dans Les Frères Sisters, un père sauvage hante Eli en rêve, ce même père à qui la destinée de Charlie est irrémédiablement liée. Assaillis à la fois par leur sauvagerie et par la modernité, leur seule issue réside donc dans leur fraternité. Celle-ci est simple et résignée. Elle est aussi très belle parce que stoïque sans le savoir. Finalement, les frères Sisters (se) survivent, à la fois grandis et diminués.
Ainsi, comme pour Un prophète et Dheepan, la clôture du film a cette touche poétique et paradoxale, dans sa luminosité et sa licence, et c’est une forme d’utopie enfantine qui semble triompher. Que reste-t-il après la violence ? Les responsabilités et le libre repos, dans une douceur surréaliste. Ainsi en va l’anniversaire dans un jardin londonien de Dheepan, ou la sortie de prison de Malik en chef de « famille » dans Un prophète.
Cette fin est systématique chez Audiard. Elle prend dans Les Frères Sisters toute son ampleur si on pense à la fin de L'Homme qui tua Liberty Valance (1962). Dans le film de John Ford, la légende choisit son héros, aux dépens de la vérité. Ici, la légende écrit pour les bad guys une rédemption et une promesse d’avenir. Même si, à l’instar du monde qu’ils pensent avoir quitté, les frères Sisters font partie d’une lignée de monstres que la civilisation va éteindre. La beauté de leur retour au cocon familial n’a alors d’égale que la terrifiante certitude que ce moment est volé, et qu’ils mourront comme ils auront vécu. Terriblement beau, et terriblement juste.
Les Frères Sisters de Jacques Audiard, en salle le 19 septembre 2018. Ci-dessus la bande-annonce.