CRITIQUE / AVIS FILM - Le jury international de la 78e Mostra de Venise a vu juste en récompensant à l'unanimité "L'Événement" d'Audrey Diwan, adaptation de l'oeuvre d'Annie Ernaux sur un avortement illégal, et dont la beauté de l'économie de moyens n'a d'égale que sa grandiose performance cinématographique.
Naissance d'une grande oeuvre d'art
À Rome, au Vatican, s'érige la Basilique Saint-Pierre. Celle-ci renferme une des sculptures les plus célèbres et les plus admirées du monde, la Pietà de Michel-Ange. La statue a été commandée en 1497 et est un chef-d'oeuvre de traitement académique d'un grand thème religieux, celui des pleurs de la Vierge Marie sur le corps descendu de la croix de son fils Jésus Christ. Une fable morale universelle dont les très nombreuses représentations, au-delà de l'appréciation esthétique et des premières origines religieuses, conditionnent et illustrent l'histoire de l'identité féminine dans la société et dans ses arts. À quelques centaines de kilomètres de là, on pourra maintenant se souvenir que la terre italienne a tremblé un soir de l'été 2021 pour les spectateurs qui ont pu découvrir à la 78e Mostra de Venise L'Événement d'Audrey Diwan.
Quelques jours plus tard, le jury présidé par Bong Joon-ho lui remettra, après décision à l'unanimité, le Lion d'or de 78e Mostra. Fantastique ironie du sort artistique, ce film, qui adapte le roman d'Annie Ernaux publié en 2000, présente en effet au monde une nouvelle Pietà, ou alors une anti-Pietà. Enfin une variation, quelque chose de cet ordre de grandeur et qui s'affranchit avec une grâce violente des règles académiques pour raconter une autre douleur et une autre souffrance, sur le thème de l'avortement et de la non-maternité.
Avec sa mise en scène dont le génie - au sens qualitatif comme au sens plus strict du grand savoir-faire - confine à la torture, avec son actrice principale Anamaria Vartolomei qui livre une performance d'une intensité et d'une justesse bouleversantes, L'Événement fait du grand cinéma en traversant tous les murs et en nous serrant très fort tout contre lui.
Je vous salue Anamaria, pleine de grâce...
Torture peut sembler excessif, mais c'est ce que vit la jeune Anne quand elle apprend qu'elle est enceinte. Elle est en cours préparatoire pour accéder à la faculté de Lettres, à un tournant donc de sa vie de jeune adulte, et alors que le monde devrait s'ouvrir en grand il se referme brutalement. Anne ne souhaite pas mener cette grossesse à son terme, et ce droit ne lui est tout simplement pas reconnu. Nous sommes au début des années 60, et l'avortement en France est criminalisé, obligeant les femmes désireuses d'avorter à avoir recours à l'illégalité, au péril de leur vie. Et à peine a-t-elle évoqué son projet d'avorter auprès de ses amies que celles-ci se détournent et disparaissent. Anne ne peut en parler à personne, ni à un médecin anti-avortement qui la trompe sciemment, ni à ses parents, ni à quiconque.
Pour montrer cette situation, Audrey Diwan filme son actrice tout le temps. Elle la filme au plus près, dans un cadre en 4:3 (plus précisément au format 1:37) qui danse cruellement sur sa ligne d'étouffement. Anamaria Vartolomei est en effet à la fois le paysage du cadre, son sujet, son centre, son pivot, ses limites, comme si elle était l'image toute entière. Alors nous tendant les mains d'Anne, Audrey Diwan nous saisit, nous serre et ne nous lâche plus, pour une expérience sensible et nerveuse unique.
L'Événement est stupéfiant dans sa précision, il s'agrippe au ventre et au coeur et ça peut être insoutenable. Délicat et ferme, filmé à l'épaule mais sans agitation, le film flirte avec l'insoutenable parce qu'il saisit, il commande, il choque, il oblige. Contre une société anti-avortement qui veut effacer cette femme qui refuse sa grossesse, en l'obligeant à une terrible solitude et une grande souffrance, Anne elle-même va obliger ce funeste destin à incliner son cours, elle va se battre pour elle-même jusqu'à risquer son propre martyre. Et enfin Audrey Diwan oblige aussi, par la force océanique de son art, à nous emporter avec Anne dans ce drame psychologique et physique, particulier et universel. Si l'expérience est monumentale et hautement recommandable, il faut tout de même avertir le public que L'Événement peut être très difficile à découvrir et à éprouver.
Une grande oeuvre d'art cinématographique
L'Événement est un film sans arrière-plan. On prend par exemple quelques minutes à dater quand le récit se déroule. Le cadre très serré empêche d'observer une architecture particulière, les personnages s'expriment simplement, sans références à des événements ou des produits. Intérieurs de dortoir, de salle de cours, d'appartements dans leur plus froid réalisme, un peu de vert sur les chemins autour de la région d'Angoulême, mais aucune peinture ou photographie particulière de ces éléments.
Pas de panneau didactique pour expliquer le contexte du récit, au contraire la volonté d'immersion est absolue, le plongeon est total, et la suite est une longue apnée qui étreint la poitrine jusqu'aux larmes. Les semaines de grossesse s'écoulent à l'écran dans une course contre la montre terrifiante, il est impossible pour le personnage comme pour le spectateur de faire marche arrière, aucun refuge ou ligne de fuite en arrière-plan, aucun autre horizon que celui d'interrompre une vie.
Si L'Événement est sans arrière-plan, il a cependant son hors champ, et la magie qu'opère le film, plutôt que d'annuler cet espace par son cadre serré et son regard braqué sur Annie, permet de le nourrir d'une suggestion complexe et humaniste. L'Événement ne parle pas de politique. Il ne parle pas de religion, de sexualité, de sentiment amoureux, il parle uniquement d'une jeune personne qui aspire à vivre et qui se retrouve en situation de vie ou de mort. Sa pertinence est violente et gracieuse, Annie ne souhaite pas ne pas être mère, elle considère simplement qu'à ce moment de sa vie elle n'échangera pas la vie d'un enfant contre la sienne.
Dire beaucoup sans expliciter
Ce qui peut ainsi se lire en creux de cette affirmation d'une liberté inaliénable, c'est une société d'opposants surtout marqués par leur ignorance, leur fragilité, constituants d'une société de l'époque éprise de liberté mais pétrie d'angoisses et hantée par la violence, bien plus qu'elle ne serait malveillante. Parce que le film est d'une très grande finesse, en n'évoquant pas explicitement les forces politiques et sociales qui s'exercent à cette période, il parvient sans avoir besoin de s'en faire juge à établir que l'histoire de l'avortement mérite une attention au plus proche, avec l'empathie, l'intelligence et les nuances nécessaires.
L'Événement demande beaucoup à son spectateur, encore une fois il commande même. Mais il donne aussi beaucoup en cherchant à célébrer une expression légitime du plus grand désir de vie, celui de ne pas la donner.
C'est magistral, c'est hypnotique et c'est douloureux, parce qu'aucune échappatoire n'existe. Il n'y en effet pas d'intrigues de support, aucune distance, aucun filet, aucune inscription dans un genre précis qui soulignerait qu'on reste dans une inoffensive fiction audiovisuelle : ni tragique, ni comique, ni politique, le cinéma épouse ici entièrement les contours de son objet en devenant l'outil idéal pour faire chair de toutes parts de l'histoire d'Annie. C'est pourquoi tout se joue sur et dans l'actrice Anamaria Vartolomei dans L'Événement.
Les personnages secondaires sont parfaitement efficaces dans leurs rôles, mais ne sont que comme des témoins d'étapes dans cette longue lutte, et ils ne peuvent jamais détourner le regard du spectateur des traits et du corps d'Anamaria, puisqu'on est littéralement collés à elle, on est elle. Et cette sensation fonctionne, sans aucun artifices ou moyens superflus, jusqu'à la transe et jusqu'au malaise physique.
L'Événement, parmi les plus grandes oeuvres contemporaines
La mater dolorosa, la mère douleur, cette image de pure dévotion à la maternité est partout, bien connue, abordée en thème principal ou indirectement en figure narrative. Mère en puissance ou en réalité, mère d'un enfant décédé, future, involontaire, infertile, ratée, brillante, absente, les récits s'articulant autour de la maternité sont légion. Et sans doute bien trop nombreux à n'aller que par un traitement au mieux conservateur au pire réactionnaire de cette identité.
L'Événement est entièrement à l'opposé de cette tendance de fond, dans son intention morale comme dans ses manières d'en montrer la réalité. Révolutionnaire dans sa démarche, le film est parfaitement équilibré et suscite en permanence des émotions justes. Aucune manière pontifiante, pas de sortie de violons, aucun voyeurisme ni masochisme. Simplement une réalisatrice, une caméra et une actrice pour raconter un huis clos bouleversant, un drame d'auteur intime, horrifique, authentique, qui aurait pour son cinéma entièrement assimilé le meilleur d'un film comme Rosemary's Baby, la mise en scène de Le Fils de Saul et le récent et étonnant Énorme de Sophie Letourneur. En filmant aussi proche, en ne travaillant que le corps et l'esprit d'Annie, et avec cette émouvante confiance aveugle placée en son actrice, Audrey Diwan révèle l'humanité irradiante de son personnage comme le centre unique de toute sensation et de toute réflexion.
Anne d'Audrey Diwan est la Marie de Michel-Ange, elle est aussi la Venus de Milo et celle de Boticelli, elle est une autre renaissance, elle est les muses, les reines et les putains, les mères, les filles, les soeurs, elle est toutes les femmes. C'est ce que conçoit et filme totalement la réalisatrice, dans un geste dont la beauté et la précision, aussi déchirantes et violentes soient-elles, lui permettent d'ériger un immortel portrait humain et artistique du 21e siècle, une figure à la fois humble et immense, rageuse de vivre, une oeuvre à la puissance artistique dont Michel-Ange, d'un très grand artiste à une autre, pourrait sûrement dire qu'il est fièrement honoré.
L'Événement d'Audrey Diwan, en salles le 24 novembre 2021. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.