CRITIQUE FILM - Six ans après leur collaboration dans "De toutes nos forces", Nils Tavernier dirige de nouveau Jacques Gamblin dans "L'Incroyable Histoire du facteur Cheval". Construction patiente d'un geste amoureux et artistique, ce long-métrage qui raconte la vie de Ferdinand Cheval, créateur du Palais Idéal, est une très belle réussite, à contretemps d'un cinéma tourné vers la performance.
Tout le monde connaît, ne serait-ce que par ouï-dire, l’histoire du Palais Idéal, cette construction unique à Hauterives dans la Drôme, érigée par le facteur Ferdinand Cheval (1836-1924) pendant 33 ans. Chef d’œuvre d’art naïf, le Palais Idéal est classé monument historique depuis 1969. A l’instar d’André Malraux qui avait appuyé à l’époque la reconnaissance de l’œuvre, Nils Tavernier souhaite aujourd'hui tirer de cette histoire une leçon de vie, et rendre hommage à l’homme en filmant la poésie de son geste.
Le Film Idéal de Nils Tavernier ?
L'Incroyable Histoire du facteur Cheval de Nils Tavernier est un film d’un calibre presque unique. En effet, il est un biopic libre, un long-métrage photographique de premier ordre, presque un documentaire historique. Il est surtout une belle œuvre romantique, aux allures de tableaux de maîtres, et même s’ils ne sont pas du tout le même cinéma, on peut d’ores et déjà tenter une première idée : disons Facteur Cheval comme on dit Amélie Poulain, lui et son incroyable histoire, elle et son fabuleux destin, avec ce que ce genre de formulations peut impliquer de poétique et d'essentiel.
Comme l’immense succès de Jean-Pierre Jeunet mais à sa toute autre manière, L’Incroyable Histoire du facteur Cheval porte en lui tous les ingrédients de la réussite : une mise en scène experte, un personnage principal inoubliable, et une histoire qui promeut des valeurs essentielles.
Les premières images introduisent le facteur Cheval, un homme solitaire et rustre, tétanisé par la compagnie de ses semblables. Presque mutique, les événements le pénètrent, mais sans étreinte, sans apparente joie ou tristesse. Ferdinand Cheval marche plus de trente kilomètres par jour pour livrer le courrier. Il s’intéresse aux images des cartes postales, découvrant ainsi le vaste monde et ses merveilles. Après la mort de sa première femme, il se marie avec Philomène, et ensemble ont une fille, Alice. Nous sommes en 1879, et le facteur se lance alors dans la construction d'un rêve qui l'habite depuis plusieurs années.
Facteur Cheval, une performance bouleversante de Jacques Gamblin
Le film est élégamment paradoxal : son enjeu est de terminer une histoire qui a priori n'en a pas. Au rythme du Palais Idéal, le film se construit, et un sens s'érige, celui que cherche Ferdinand à la vie. Jacques Gamblin joue à merveille cet homme qui, incapable de prendre son nouveau-né dans ses bras, de dire quelques mots tendres, décide de construire un palais, pour dire tout son amour à sa fille, pour le dire aussi à sa femme, et au monde.
Dur comme les pierres qu'il ramasse sur les chemins, il est pourtant habité de puissantes émotions. Le récit couvre les 33 ans de la construction du Palais Idéal, et les dernières années de la vie du facteur Cheval. Une performance très physique pour laquelle l'acteur s'est initié aux gestes de maçonnerie, et dans laquelle il s'est entièrement impliqué, d'où la très grande qualité de son jeu.
Alors qu’on le prend pour un insensé, un fou, un irresponsable, il n’abdiquera jamais, les deuils successifs n’ajoutant que détermination à son labeur. Avec lui, Philomène devra d’abord apprendre à le connaître, et Laetitia Casta joue pour cela une patience sereine et bienveillante, qui deviendra vite du soutien et finalement une immense fierté. L’actrice possède une présence assez unique, et dans les plans d’intérieur, inspirés par les tableaux d'Henri Fantin-Latour (1836-1904) et d’autres peintres de la période, elle est tout simplement sculpturale.
Une mise en scène et en beauté de la fin du 19ème siècle
La très belle photographie de Vincent Gallot et la précision de la réalisation mettent en plusieurs lumières une France rurale, on peut aussi penser au tableau Des Glaneuses de Millet, et elles racontent ce monde avec fierté. On se montrera attentifs au chant des oiseaux, qui n’interviennent qu’à des moments très précis du récit, ainsi qu'à la gamme de couleurs propre à chaque personnage. Seules parfois la musique, et la dernière scène, apportent une touche de grandiloquence peut-être superflue, mais qui ne parasite rien.
Pour qui trouverait qu'un enjeu manque, le réalisateur donne au facteur Cheval un motif plus clair que ce que l'histoire rapporte : "je vais construire un palais en ton honneur". C'est ce qu'il dit à leur fille, Alice, et c'est ce qui permet au film de donner ses valeurs cardinales : l'amour et la dignité. Sur ces jolies choses, L’incroyable Histoire du facteur Cheval se veut populaire et parler au plus grand nombre, et il y parvient aisément sans aucun effet spectaculaire.
L’Incroyable Histoire du facteur Cheval : se vivre à la tâche
Une grande histoire d’amour très réussie, mais aussi autre chose, qui se découvre à mesure que le film avance. Aujourd’hui, sans doute plus que jamais, le geste de Ferdinand Cheval serait considéré ridicule, absurde, inutile et peu comptable. Si l’histoire du facteur Cheval est à ce point remarquable, c’est qu’il est un acte pur et une folie parfaite, et que cet aspect inutile et peu comptable est une condition sine qua non des grandes expériences sensibles que sont la vie, et l’art.
La vie de Ferdinand Cheval est une ode à la durée, aussi une invitation à être pleinement à ce qu’on fait, sans compter ses heures ni se plaindre de son sort. Une vie simple et digne, immensément grande par son geste qui porte sur des décennies, sans aucun autre intérêt que de matérialiser son rêve. Si ce rêve est démesuré, Ferdinand Cheval pense grand mais agit petit, pierre par pierre, jour après jour. S’est-il tué à la tâche ? Bien au contraire, il s’est vécu à la tâche, et L’Incroyable Histoire du facteur Cheval est aussi sur cette adresse morale une très belle réussite.
Si les temps invitent la révolution, c’est peut-être que tout converge vers tout. Dans ce monde où plus rien n’est durable, où tout est compté, additionné et soustrait, orienté vers des réussites désincarnées, le facteur Cheval est un modèle d’humanité, de courage, et d’empathie. Ainsi, c’est aussi une réponse esthétique et politique de très grande classe que L’Incroyable Histoire du facteur Cheval peut apporter aux crises de notre temps.
L'Incroyable Histoire du facteur Cheval de Nils Tavernier, en salle le 16 janvier 2019. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.