CRITIQUE FILM - Emmanuel Mouret poursuit son chemin d’analyse des rapports amoureux et offre avec "Mademoiselle de Joncquières" une belle démonstration des dégâts d’une blessure d’amour.
On ne sait pas trop ce qui est le plus douloureux lors d’un dépit amoureux : est-ce le fait de ne plus être aimé en retour ? Ou le fait de s’en vouloir parce qu’on a cédé aux sirènes de l’amour alors même que l’on en connaissait les risques ? Six mois de cour assidue par le Marquis des Arcis (Edouard Baer), libertin notoire, ont eu raison de la volonté de Mme de La Pommeraye (Cécile de France). Après une longue et mûre réflexion, cette veuve indépendante et plutôt libre d’esprit s’est finalement abandonnée à cette passion. Elle a pensé qu’elle serait capable de vaincre le penchant naturel de séducteur du Marquis, qui quitte pourtant les femmes dès lors que l’objet de son désir se retrouve dans son lit. Toujours en soif de découverte, il ne peut s’empêcher de se mettre en quête d’une autre proie à vaincre.
Comment laver l'affront d'une trahison amoureuse
Mais après tout, comment résister à l’esprit du Marquis, à ses attentions, à son regard, à sa sincérité du moment ? Car nous sommes dans cette seconde partie du XVIII ème siècle, Siècle des Lumières qui mêlait allègrement esprit et libertinage amoureux, promenades et joutes verbales. Le réalisateur Emmanuel Mouret s’en donne à cœur joie dans Mademoiselle de Joncquières (adaptation du roman philosophique Jacques Le fataliste de Denis Diderot), son premier film en costumes et au casting absolument parfait. Les dialogues sont savoureux et rythmés, et les répliques enlevées font mouche et touchent en plein cœur. Décrivant une époque où l’on pouvait vite sentir poindre l’ennui, la mise en scène moderne se veut paradoxalement sans cesse en mouvement.
Et c’est grâce à l’apparition d’un personnage qui n’existait pas dans le récit originel qu'Emmanuel Mouret permet à la marquise de s’exprimer sur les émotions qu’elle traverse. Il offre à la fois un regard extérieur et un autre point de vue qui cassent la linéarité d’un récit à deux. Ce personnage n’a pas de nom, mais seulement la fonction d’amie de Madame (Laure Calamy). Telle un Jiminy Cricket qui l’alerte sur les risques qu’elle encourt à donner sa confiance à un tel goujat, elle recueille aussi ses secrets et son état d’esprit. Elle assiste impuissante à la descente aux enfers de son amie, femme au cœur brisé et blessée dans son orgueil.
Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas
Car autant ce temps était propice au cabotinage amoureux, autant il n’était guère honorable de s’étendre sur la douleur vive d’être quittée. La pudeur impliquait que non seulement l’on cache ses ressentiments, mais que l’on accepte officiellement d’accorder une nouvelle place à l’amitié. Pourtant, faisant semblant d’avoir repris sa place de meilleure amie, Madame trouve sa planche de salut dans l’organisation d’une vengeance machiavélique. Dès lors, ce projet l’occupera toute entière : faire souffrir celui qui l’a faite souffrir, par le même biais, celui du cœur.
Si l’on suit avec intérêt chaque étape de cette brillante et réjouissante machination, Mademoiselle de Joncquières interroge aussi sur les effets réels de cette loi du talion. En effet, à combien estime-t-on le préjudice de sa propre douleur ? La souffrance de celui qui est puni est-elle à la hauteur de celle ressentie par celle qui se venge ? Une femme - pour qui la vengeance est un plat qui se mange froid - peut-elle véritablement trouver un apaisement dans la souffrance procurée ? D’autant que cette vengeance ne peut être menée à bien qu’avec l’aide de deux malheureuses, qui en pâtiront également : Madame de Joncquières (Natalia Dontcheva) et sa merveilleuse fille (Alice Isaaz), instrument de la manipulation amoureuse. Gageons même que ces représailles provoquent, outre l’empathie du spectateur, un écho à sa propre vie. Beau film abordant l’amour, la passion, la trahison, l’orgueil, l’amitié et la honte, le propos de Mademoiselle de Joncquières est définitivement intemporel et universel et démontre avec délicatesse que si plaie d’amour n’est pas mortelle, les blessures d’amour ne guérissent jamais tout à fait.
Mademoiselle de Joncquières d'Emmanuel Mouret, en salle le 12 septembre 2018. Ci-dessus la bande-annonce.