CRITIQUE/AVIS - FILM : Bradley Cooper propose un film ambitieux, très souvent beau et parfois touchant, pour raconter l'homme qu'était le compositeur américain Leonard Bernstein. Mais plus que les images qu'il fabrique pour "Maestro", c'est ce choix de personnalité qui fascine et "fait" le film : Bradley Cooper vient-il de réaliser son autoportrait ?
Bradley Cooper, enfin "maestro" ?
Bradley Cooper est un acteur, un réalisateur et un producteur indéniablement doué. Très doué même, et sa première réalisation, A Star is born en 2018, avait reçu une pluie de récompenses et de nominations (notamment à l'Oscar du Meilleur film et du Meilleur acteur en 2019), qui le soulignait. Son deuxième long-métrage, Maestro, qu'il produit, réalise, co-écrit et dans lequel il tient le rôle principal, vient affirmer cette réalité : Bradley Cooper est un artiste talentueux.
Et cet ambitieux récit biographique du compositeur américain Leonard Bernstein, par son approche très personnelle de son sujet, veut le signifier d'une manière troublante.
L'art compliqué du contrepied
Le biopic est redevenu un genre attractif, et comme Christopher Nolan plus tôt cette année avec Oppenheimer, Bradley Cooper a sorti les grands moyens pour raconter l'homme qu'était le compositeur américain Leonard Bernstein. Il l'introduit à sa révélation, en 1943, lorsqu'âgé de seulement 25 ans Bernstein remplace au pied levé le chef d'orchestre allemand Bruno Walter pour diriger un concert symphonique radiodiffusé.
À cette époque, le monde est en guerre, il se regarde en noir et blanc - ce que fait très joliment Matthew Libatique à la photographie -, et le jeune compositeur, pianiste d'exception, chef d'orchestre passionné et aspirant compositeur, a des rêves de grandeur.
Bradley Cooper, qui incarne Leonard Bernstein, saisit dans sa mise en scène et livre dans son interprétation toute la fougue d'une génération d'artistes, sa jeunesse, son aspiration à l'excellence et à un avenir radieux. Après la guerre, tout est ainsi à reconstruire, à retransmettre, il est temps de passer aux couleurs, à la joie, à l'émotion, au partage.
À cette période, dans les années 50 et 60, Leonard Bernstein devient très populaire, omniprésent à la télévision où il dirige des orchestres et se fait passeur de la musique classique. Compositeur moderne à la direction très énergique, voire possédée, il rompt par ailleurs avec le classicisme associé à sa profession. Très connu pour ses interprétations et directions d'autres compositeurs, Leonard Bernstein l'est par ailleurs pour une de ses plus grandes compositions : West Side Story.
Mais plus Bradley Cooper avance avec le personnage, plus une forme d'anomalie se dessine. Malgré les apparences, malgré le précedent A Star is born, malgré son sujet, Maestro n'est pas un film musical. Et ce n'est pas le compositeur qui se dévoile ici, mais bien l'homme, dans son intimité amoureuse et son identité opprimée.
Pourquoi Bernstein ?
Les admirateurs de la comédie musicale et du film West Side Story en seront pour leurs frais. On ne voit pas le compositeur à cette tâche, et on entend seulement, un court instant et en extra-diégétique, un morceau de cette grande composition. Et ne pas parler de West Side Story revient à signifier que ce n'est donc pas le génie musical qui est le sujet de Maestro.
Ou alors, peut-être, le sujet est-il le génie contrarié ? Celui qui a souffert toute sa vie de ne pas être reconnu pour ses compositions originales, celui qui a connu plus d'appréciation populaire que de reconnaissance de ses pairs ? Le compositeur classique le plus moderne et le plus libéral de son époque, qui n'a jamais vraiment caché son homosexualité en dépit de son union avec l'actrice Felicia Montealegre ?
Pourquoi Bernstein ? C'est en se posant cette question qu'émerge l'intention profonde de Bradley Cooper. En choisissant Leonard Bernstein, reconnu plus comme un interprète de génie que comme un grand créateur - ce qu'il était aussi -, Bradley Cooper semble ainsi avoir fait le choix de parler de lui, à qui les plus prestigieuses récompenses se sont refusées (pour l'instant). Un acteur très populaire, dont le regard à la fois enfantin et énergique traduit une aspiration à la créativité et à la beauté, mais un artiste qui ne trouve pas sa place, déboussolé par ses propres ambitions et contradictions ?
Des paradoxes et du brio
Ainsi, pour raconter Leonard Bernstein et se raconter lui-même, développer son caractère unique et sa différence, Bradley Cooper choisit de mettre la musique en sourdine pour montrer son mariage avec Felicia Montealegre, incarnée admirablement par Carey Mulligan. Les deux acteurs sont le coeur battant du film, et les plans longs et appliqués sur leurs visages traversés de mille émotions sont parmi les plus réussis.
Mais en même temps que Leonard Bernstein trouve dans son couple un des plus beaux rôles de sa vie, celui-ci l'enferme aussi dans ce qu'il n'est pas - tout en désirant l'être, aussi - : un homme classique. Pourquoi, c'est une fois devenu père de famille et au sommet de sa popularité que Maestro passe du noir et blanc à la couleur.
Là est le paradoxe du personnage : enivré par sa popularité et sa modernité, adulé par la jeune génération, Leonard Bernstein voulait être perçu comme un compositeur "classique", appelant de ses voeux une perception de traditionalisme et de sérieux dont il était, en public comme en privé, tout à l'inverse. C'est pourquoi, pour souligner la profondeur de cette contradiction et finalement sa difficulté à faire corps avec son temps, Bradley Cooper parle du couple Bernstein - Montealegre pour surtout mettre en exergue l'homosexualité de Bernstein.
Qu'on ne s'y trompe pas, Maestro est techniquement brillant. Avec Steven Spielberg et Martin Scorsese en coproduction, la qualité cinématographique de Maestro le place tout en haut du panier sur la plateforme Netflix. Les interprétations, les images, l'écriture en ellipses, la bande originale, tout est très beau. Mais le "beau" l'est vraiment lorsqu'il devient une émotion, quand une véritable expérience esthétique prend place.
Une émotion confuse
Bradley Cooper a pour lui une sincérité renversante, et c'est ce qui fait de lui, avant tout, un artiste. Mais dans ses manières, la radicalité qu'il recherche - Maestro a par endroits comme des velléités de Blonde - semble se faire rattraper par une forme de simplisme. À bien des égards, Maestro est un biopic classique, avec ses performances à Oscars, sa révérence à une grande figure, son récit troué mais tout de même linéaire. Et pourtant, Bradley Cooper choisit Bernstein et décide de ne pas faire du cinéma de sa musique autrement que dans une très jolie scène de danse, et dans une prodigieuse séquence où Bradley Cooper/Leonard Bernstein dirige la Symphonie n°2 de Mahler et se réconcilie avec Felicia.
Plus qu'un artiste ayant atteint son Graal, c'est alors l'homme ayant retrouvé l'amour de sa vie et résolu une partie de ses contradictions qui est célébré.
Qui était Bernstein ? Le personnage de Maestro se pose lui-même la question, et Bradley Cooper en miroir se pose la même. Est-il un acteur ou un réalisateur ? Est-il un artiste original ou un imitateur très doué ? Poursuit-il une entreprise narcissique, comme le fait son personnage, ou veut-il vraiment donner quelque chose au monde ? C'est ce champ de réflexion, ouvert par l'acteur-réalisateur, qui fait l'originalité et la grande qualité de Maestro. Mais qui paradoxalement ne fait pas naître beaucoup d'émotions, sinon celle touchante, et bien qu'un peu confuse, de cette invitation aux coeurs de ces deux artistes.
Maestro de Bradley Cooper, sur Netflix le 20 décembre 2023. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.