CRITIQUE / AVIS FILM - Mank" de David Fincher est un film éblouissant, écrit, mis en scène et interprété avec un brio rare. Déclaration d'amour autant que lettre de défiance au 7ème art, le film est déjà un grand événement cinématographique de 2020.
Mank, le nouveau film de David Fincher, était très attendu. Depuis 2014 et Gone Girl, le réalisateur de Seven et Fight Club s'est occupé de Mindhunter (producteur de la série et réalisateur de quelques épisodes), ainsi que de la production d'House of Cards. Deux programmes Netflix, une nouvelle maison pour David Fincher dans laquelle il a donc développé et créé Mank. C'est une étrangeté, mais qui n'est pas radicale, tant l'auteur sait tordre à l'envi les règles du cinéma et peut se permettre de faire ce qu'il lui plaît. Aussi, depuis six ans, l'industrie a été bouleversée par le développement fulgurant des plateformes de streaming, devenues des studios de premier plan qui laissent à leurs talents carte blanche, si celle-ci peut les conduire sur les tapis rouges des plus grandes cérémonies. Après Roma, The Irishman ou Uncut Gems, il est clair que Netflix va retenter sa chance aux Oscars avec Mank. Et, trêve de mystères, le film de Fincher a tout pour y triompher.
Mank : le grand cinéma de 2020
Le voyage dans le temps proposé par David Fincher est fantastique. Nous sommes dans les années 1930, et le scénariste Herman J. Mankiewicz (Gary Oldman) est engagé par Orson Welles, alors jeune prodige d'Hollywood, pour écrire le scénario de son prochain film. Mais ce contrat a tout du pacte avec le diable pour Mank, scénariste prolifique dont le talent est admiré mais la personnalité plutôt décriée. Il ne sera pas crédité au générique, usage courant durant l'âge d'or hollywoodien, ce qui au départ ne dérange pas du tout cet auteur de génie mais cynique, alcoolique et accro au jeu.
À mesure qu'il écrit le scénario de ce qui deviendra Citizen Kane, replongeant dans ses souvenirs et ses rencontres, ce travail va devenir l'obsession d'une grandeur, son "opéra" comme il le nomme, pour lequel il exige finalement, en dépit du contrat, d'être crédité. Hommage à l'écriture et à sa puissance subversive, Mank est une déclaration d'un amour infini mais aussi contrarié. En 1930 comme aujourd'hui, le spectre du faux, de la fake news, plane en effet sur la création audiovisuelle, et le film le démontre brillamment.
La richesse du film est immense. Son intensité, son esthétique, son noir et blanc numérique mais repris en post-production pour lui donner ce qu'il faut de l'ambiance des années 30, les décors de studios, les costumes et les voitures... Finalement on ne sait plus très bien ce qui est un décor et ce qui ne l'est pas, dans ce récit mouvant où les flashbacks entraînent autant dans la rêverie de Mank que ses rencontres avec les dirigeants des studios dans des bureaux ou des restaurants fastueux. Où s'arrête la vie et où commence le cinéma, Mank est un film qui se joue de cette frontière, ici plus que jamais factice, avec brio et délectation. À noter, une séquence de "poursuite" dans des studios où on ne distingue plus les vrais décors des "faux", Mank se précipitant pour monter dans la voiture de l'actrice Marion Davies (Amanda Seyfried), qui s'incruste magistralement dans la rétine. Une autre, matrice du dernier acte du film, est un dîner où Mank révèle son scénario et son inspiration devant les principaux concernés, et propose aussi la même persistance dans l'imaginaire cinéphile, grâce à l'incroyable maîtrise de sa facture.
Un casting grandiose pour incarner le mythe
Dans cette grande illusion, Gary Oldman excelle. On le sait depuis des décennies, mais l'acteur britannique est un des génies de sa génération, un comédien capable d'une intensité folle et doué d'une capacité d'interprétation de caractères très étendue. Un bonheur pour David Fincher, qui trouve sans doute dans l'acteur une manière de "double" qui lui convient. Les dialogues sont exquis, parfois trop peut-être, avec des expressions méconnues et une abondance de second degré qu'un public non-anglophone pourrait trouver inepte. Mais c'est que le film vient de loin. Mank, en projet depuis les années 90 - sur un scénario écrit par Jack Fincher, le père de David Fincher - aurait pu se faire après The Game, si les studios n'avaient pas alors douté du potentiel du film, trop niché et dans un noir et blanc a priori peu vendeur.
Mank de Fincher est-il le Dunkerque de Nolan, ou le The Irishman de Martin Scorsese ? Sans doute, parce qu'il est de ces films de toute une carrière, un objectif personnel qui nécessite une grande liberté, une longue maturation, et une permission des studios de financer un film formellement et commercialement risqué. Signe que les temps ont changé, comme pour le film de Scorsese que les studios traditionnels ont refusé de financer, c'est chez Netflix que Fincher a trouvé ses solutions.
Que l'on ait vu ou pas Citizen Kane, que l'on connaisse ou pas la biographie de Mankiewicz, Mank est fascinant, hypnotique, et le talent du réalisateur et celui du casting - mention spéciale à Charles Dance et Amanda Seyfried - éblouissent le spectateur. Le geste de David Fincher peut se comprendre de plusieurs manières. Il est un hommage au métier de scénariste, et une tentative très sérieuse de voyage dans le Hollywood des années 30, avec ses folies, ses luttes politiques et en fond la montée du nazisme en Europe. On peut aussi le comprendre comme un film éminemment personnel, la propre histoire de David Fincher à la poursuite de ses chimères : le cinéma mythologique de l'âge d'or hollywoodien, la fabrication d'un chef-d'œuvre, la critique de la puissance des media tous formats confondus. Et un hommage à son père disparu en 2003, auteur du scénario de ce film. D'une certaine manière, Mank ressemble beaucoup à The Social Network. Ce sont les histoires d'un homme seul au cœur d'une révolution industrielle et collective, dont la solitude oblige à une remise en cause des certitudes cyniques qui ont mené à et participent encore à cette révolution.
Un film dont l'intensité facilite l'exigence
Seul regret, qui apparaît dès les premières secondes du film : celui de ne pas pouvoir apprécier ce film sur très grand écran, tant la mise en scène de Fincher, avec ses clins d'œil à celle de Welles pour Citizen Kane, est grandiose. La magnificence des lieux, leur décoration ultra précise, la beauté du clair-obscur, tout est fait pour sublimer le plus généreusement possible un cinéma et une période. En fait, une période qui pourrait n'être définie que par son cinéma et ses illusions, et un cinéma, celui du Hollywood d'alors, qui est probablement le cinéma le plus marqué par sa période. La confusion est magique, l'illusion est parfaite, et Mank comme le spectateur va y laisser une partie de sa santé mentale. Il n'est heureusement qu'un personnage du film de David Fincher, et nous ne sommes ses spectateurs que pendant un peu plus de deux heures.
Mank est à voir, à revoir, et s'il est difficile à aborder dans ses premières minutes, une fois à bord, l'intensité ne va que croissante, comme au temps des grands thrillers de David Fincher, genre dont il est le maître contemporain incontesté. Pour son sujet, ses interprétations, sa mise en scène, son scénario, sa musique (le duo iconique Trent Raznor et Atticus Ross aux commandes), Mank devrait être le grand favori des prochains Oscars, et une reconnaissance totale pour son auteur, souvent nommé et rarement récompensé. Après Tarantino avec Once Upon a Time in... Hollywood, après Scorsese avec The Irishman, Fincher présente lui aussi son œuvre à l'allure testamentaire, mais avec un crépuscule plus fictif que chez ses deux confrères. Synthèse de tout un cinéma, en même temps que promesse d'autres fulgurances à venir, Mank est objectivement un chef-d'œuvre doté d'une force de persuasion incroyable, ce qui devrait convaincre même les plus réticents. Tout simplement brillant.
Mank de David Fincher, disponible sur Netflix le 4 décembre 2020. Ci-dessus la bande-annonce ci-dessus. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.