CRITIQUE / AVIS FILM - Natalie Portman doit incarner Julianne Moore et s'amuse à remuer son passé controversé dans "May December". Un film déroutant réalisé par Todd Haynes, à mille lieues de "Carol" et "Dark Waters".
May December : le ton déstabilisant de Todd Haynes
Les amateurs du cinéma de Todd Haynes risquent d'être surpris en découvrant May December. Son nouveau film est à mille lieues de l'histoire d'un amour véritable de Carol, magnifiée par une photographie évoquant les peintures d'Edward Hopper. Il est également très loin de la naïveté et de la poésie du long-métrage Le Musée des merveilles, et ne présente pas un personnage porté par de nobles convictions comme celui de Dark Waters.
May December dresse le portrait de deux femmes complexes, ambiguës et insondables, dans un cadre qui paraît presque grossier pour le réalisateur s'il est comparé à ses récents projets. Ce mélodrame a davantage de similitudes avec Safe et Loin du paradis, dans sa façon de retranscrire l'aliénation d'un ou plusieurs individus et celle d'adopter une esthétique très marquée, à la limite de la caricature.
Avec Loin du paradis, Todd Haynes dévoilait un univers automnal ultra coloré et presque désuet, rendant un hommage appuyé au cinéaste Douglas Sirk, et plus particulièrement à Tout ce que le ciel permet. Ici, il se penche sur un récit à la fois glaçant, déchirant, parfois drôle et souvent très gênant à travers une atmosphère et une mise en scène de soap opera.
Natalie Portman dans la peau de Julianne Moore
May December se déroule dans la charmante petite ville côtière de Savannah, en Géorgie. Un cadre idyllique dans lequel Gracie (Julianne Moore) et son compagnon Joe (Charles Melton) s'activent à la préparation d'un barbecue pour leurs invités et leurs enfants. Quelque chose cloche. Joe en est déjà à sa deuxième bière alors que la réception n'a pas encore commencé. Quelque chose d'autre cloche. Zoom rapide sur le frigo. Gracie craint qu'il n'y ait pas assez de hot dogs.
Mais il faut attendre l'arrivée de la star Elizabeth Berry (Natalie Portman) pour s'apercevoir que quelque chose cloche vraiment. Actrice renommée, cette dernière doit incarner Gracie dans un film relatant les débuts de son histoire d'amour avec Joe, qui a fait les choux gras de la presse à scandale pendant de nombreuses années.
Comme l'indique l'expression américaine à laquelle le titre du long-métrage fait référence, les époux ont une grosse différence d'âge. Ils ont surtout débuté leur relation lorsque Joe était en cinquième, et Gracie a purgé une peine de prison pour pédophilie. En s'entretenant avec eux mais aussi avec leurs enfants, leur entourage ou encore l'avocat et l'ex-mari de Gracie pour préparer son rôle, Elizabeth remue leur passé et commence à y prendre plaisir, intriguée par ce couple et cette communauté qui ne seront bientôt plus que les personnages de son prochain film pour elle.
L'aseptisation d'un drame
Un sujet extrêmement compliqué, autour duquel Todd Haynes alterne entre sarcasme et émotion. Ses protagonistes névrosés, aveuglés voire complètement malades évoluent dans un environnement confortable, chatoyant et rassurant, faisant office de vernis sur une existence pourrie. Censée vouloir comprendre les traumas de chacun pour les retranscrire avec le plus d'authenticité possible selon ses dires, Elizabeth s'amuse quant à elle déstabiliser ses interlocuteurs et à jouer avec leurs douleurs en les provoquant, en les draguant et en jubilant face à leur embarras.
Des choses que font les adultes comme elle l'explique avec cynisme au cours du long-métrage, qui lui permettront peut-être d'obtenir un nouveau prix pour une future performance habitée. Néanmoins, comme le révèle Todd Haynes au cours de scènes géniales, notamment lors d'un monologue hilarant et lors de l'ultime séquence de May December, Elizabeth est loin d'être l'actrice élégante et subtile qu'elle prétend être.
En révélant progressivement et avec ironie les véritables intentions de ce personnage égocentrique, pourtant censé être le témoin "sain" d'une histoire folle, Todd Haynes montre comment un drame terrible peut être aseptisé voire rendu "sexy" dans des programmes américains abrutissants, auxquels il emprunte avec Christopher Blauvelt (le directeur de la photographie de la grande Kelly Reichardt) une esthétique faussement léchée, des plans flous et des effets vulgaires.
Productrice du projet qui a proposé le brillant scénario de Samy Burch à Todd Haynes, Natalie Portman est redoutable dans le rôle d'Elizabeth, affichant une fausse bienveillance qu'elle n'abandonne que dans l'intimité et ne reculant devant aucun malaise. Quant à Julianne Moore, elle livre une prestation tout aussi impressionnante, quelque part entre celles de Safe et Maps to the Stars, dans la peau d'une femme réfugiée derrière sa prétendue naïveté et déterminée à ne pas s'embarrasser avec la notion de culpabilité.
La famille et ses fardeaux
L'autre interprétation qui mérite amplement d'être saluée est celle de Charles Melton (Riverdale, Bad Boys for Life). Son personnage, Joe, est le seul des trois principaux que Todd Haynes ne traite pas avec sarcasme. Victime soumise n'ayant pas le droit de communiquer et convaincue d'être responsable de son histoire avec Gracie, il est au cœur des scènes les plus émouvantes de May December, ramenant constamment le spectateur à la réalité, à la gravité de la situation et à ses conséquences désastreuses.
Pour lui, Todd Haynes abandonne la réalisation de feuilletons et revient à la sobriété et la sensibilité, en particulier durant un échange maladroit mais bouleversant et plein d'amour avec son fils sur le toit de leur maison, ou lorsqu'il imite lui-même son père pour obtenir un peu d'attention. Joe ne devrait avoir aucun mal à parler aux spectateurs issus de familles détruites, ayant caché des actes abominables à cause d'une honte qu'ils ne devraient pas ressentir et s'efforçant d'afficher publiquement une "normalité" dont ils ne connaissent finalement rien pour ne pas sombrer. Joe devrait donc parler à une grande partie des spectateurs.
Déroutant et passionnant, May December confirme à nouveau la facilité qu'a Todd Haynes pour passer d'un registre à un autre. Un film qui se moque du traitement de l'information et de ses ravages, ainsi que d'une partie de l'industrie du spectacle, tout en s'intéressant à l'innommable qui peut gangrener lentement et l'air de rien les membres d'une famille.
May December de Todd Haynes, en salles le 24 janvier 2024. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces. Le film a été présenté en compétition au 76e Festival de Cannes et en avant-première au 49e Festival du Cinéma Américain de Deauville.