Aussi sur-signifiant que l’est son titre, l’exécution stylistique de « Mise à mort du cerf sacré » impressionne. Cependant, les métaphores retorses qui y sont cachées repoussent beaucoup plus qu’elles n’invitent à l’interprétation.
Mise à mort du cerf sacré fait incontestablement parti de ces films à la « maîtrise » virtuose inerte qui officient, le plus souvent, dans les salles bondées du Festival de Cannes. Sans déroger à cette règle, Yorgos Lanthimos avait pourtant su trouver un équilibre entre une esthétisation à outrance et un appel stimulant à l’interprétation permanente avec ses derniers films, de Canine à The Lobster.
Ici, la symbolique mystique enclenchée par le titre fait écho au dilemme moral de Steven (Colin Farrell) père de famille et chirurgien américain d’une banlieue pavillonnaire, pris au piège par Martin (Barry Kheogan), un jeune adolescent au comportement étrange voulant venger la « mort » de son père, décédé au cours d’une opération dirigée par Steven et au cours de laquelle il aurait failli à sa tâche à cause de quelques verres d'alcool. Ce dernier, maudit par la présence malsaine de Martin, verra le chaos entrer dans sa petite famille idéale composée de sa femme, Anna (Nicole Kidman), et de ses deux chérubins, Kim (Raffey Cassidy) et Bob (Sunny Suljic).
Anthropophagie générale
Dire que Mise à mort du cerf sacré est un film aussi tordu que le sont ses personnages n’est pas nouveau dans le cinéma de Yorgos Lanthimos. Le cinéaste grec nous avait plutôt habitué à des films déconcertants, assez violents et franchement malaisants. Tout est à nouveau réuni ici, en pire. Le malaise de la situation est palpable à chaque ligne de dialogue, l’agressivité de la bande-sonore nous assomme de pics stridents et l’interprétation pour le moins perturbante des acteurs principaux parachèvent de fournir un film à l’étrangeté volontaire.
Ce malaise fonctionne forcément quand tout est amené vers cette sensation d’inconfort morbide : la réalisation chirurgicale, les mal-êtres viscéraux de ses personnages et, surtout, les dialogues aux sous-entendus anthropophages, qui rythment le film via des évocations sous-jacentes sordides, évoquent bien évidemment le destin funeste qui est promis à la parfaite petite famille américaine présentée dans le film, au sein de laquelle Lanthimos semble prendre un malin plaisir à en putréfier progressivement tous ses membres.
Iphigénie à Aulis
L’ombre de Pasolini, de Haneke, ou même de Kubrick habitent tous les plans et toutes les intentions de Lanthimos. Mais contrairement à ses maîtres ou à ses deux précédents films, Mise à mort du cerf sacré n’invite aucunement à l’interprétation. Celle-ci se limite à la vague transposition au XXIème siècle d’une pièce d’Euripide où le roi Agamemnon, après avoir tué le cerf sacré, doit sacrifier sa fille, Iphigénie, pour libérer ses armées d’une tempête. Si cette retranscription ne pose, en théorie, pas de problème apparent, la réalisation de celle-ci en est une. Le film est, en quelque sorte, piégé dans son propre engrenage formel : malgré des évocations mythologiques intéressantes, Lanthimos cisèle sa mise en scène, son montage, et ne se lâche jamais.
Finalement, Mise à mort du cerf sacré est même un film timide. Là où il aurait pu réaliser une véritable tragédie grecque sanglante avec l’imagerie d’une banlieue pavillonnaire proprette, il livre un énième drame vénéneux trop calculateur, assez bourgeois, le cul coincé entre deux chaises : pris à parti entre la folie qu’appelait l’imagerie du titre et de son scénario et la rigueur formelle d’un film à la réalisation aussi « virtuose » que molle. De l’énergie : c’est définitivement ce qu’il manque ici.
Le cinéma de la « maîtrise »
Les effets omniprésents, la sur-signifiance générale et la nonchalance du récit (les personnages, zombifiés, traînent tous du pieds) auraient pu être remarquables. Encore faut-il les assumer jusqu’au bout et livrer la transposition loufoque d'une tragédie antique qui était sans doute là au départ. Car au final, Mise à mort du cerf sacré, calfeutré dans son exécution froide, perd de son impact et en devient même, aussi étonnant que cela puisse paraître, anecdotique. Et ce malgré les obsessions dérangeantes qu’il met en scène de manière très frontale.
Au fond, Lanthimos apparaît un peu perdu dans un univers qui n’est pas le sien. L’étau dans lequel est pris le personnage principal y fait d’ailleurs écho : pour perpétuer sa famille, Steven doit exécuter l’ultime sacrifice. Parallèlement, pour perpétuer la particularité de son œuvre, Lanthimos devra laisser de côté ses velléités formelles pour ne pas se laisser emprisonner dans cette obsession de la « maîtrise », celle qui séquestre en permanence beaucoup de réalisateur talentueux (et Yorgos Lanthimos en fait partie) dans la maniaquerie maladive du plan parfait au détriment du lâcher-prise.
Mise à mort du cerf sacré de Yorgos Lanthimos, en salle 1er novembre 2017. Ci-dessus la bande-annonce.