CRITIQUE / AVIS FILM - "Et pourquoi la mongolienne elle aurait pas le droit de danser ?". Très vite, sans préavis, "Oranges sanguines" se donne comme la comédie française la plus radicale de l'année. Méchant sans être odieux, obligeant à rire et à pleurer jusqu'au bout, le film de Jean-Christophe Meurisse nous plonge dans une pleine noirceur satirique et émouvante. Du grand art qui perturbe, et un discours d'une hauteur rare.
Un portrait comique et chaotique
Il y a quatre histoires dans Oranges sanguines. Celle de Louise - formidable Lilith Grasmug -, jeune fille pas vraiment timide mais qui appréhende sa première relation sexuelle, et l'histoire d'un ministre de l'économie fraudeur fiscal (Christophe Paou), alliage hilarant de cynisme et de naïveté. Il y a enfin celle de Laurence et Olivier (Lorella Cravotta et Olivier Saladin), couple âgé et surendetté qui danse le rock et ne veut pas embêter ses enfants avec un problème d'argent, et l'histoire de leur fils Alex (Alexandre Steiger), assistant d'un ténor du barreau provocateur.
Avec ces quatre lignes principales, qui vont s'emmêler et faire éclore plusieurs événements avec l'apparition de guests prestigieux, c'est un portrait de notre société plutôt complet que propose Orange sanguines. Plusieurs générations, plusieurs milieux sociaux, plusieurs parcours qui ont tous en commun de tendre vers le monstrueux. On parcourt tout le spectre du rire, jusqu'au jaune profond, on suit un fil de violence qui se déroule de plus en plus vite, jusqu'à son extrême.
On rit d'abord de bon coeur, parce que Jean-Christophe Meurisse, comédien et metteur en scène de théâtre émérite avec sa troupe Les Chiens de Navarre, propose des situations profondément comiques et authentiques. Mais on rit aussi nerveusement, parce que le comique mis en oeuvre, exemple parfait d'humour noir et absurde, joue avec sa propre définition. Rire, mais pour quoi ? Rire, mais de quoi, de qui ? Peut-être parce que ça vaut mieux qu'en pleurer ? Oranges sanguines transpire le théâtre et le comique de situation, et l'étirement (on pourrait dire l'épuisement) de ses dialogues et de ses situations témoigne de la volonté d'aller au bout de son propos, là où les lumières de la normalité et de la bienséance s'éteignent. La société qui est peinte dans le deuxième long-métrage de Jean-Christophe Meurisse est en effet une France qui rage, qui est seule, qui est violente, méchante, névrosée, une société monstrueuse.
L'art suprême de la longueur
Dès les premières minutes du film, on remarque comme une forme d'anomalie. Alors que la première séquence s'ouvre sur un débat entre le jury d'un concours de danse régional, et que les lignes de dialogues drôles et acerbes fusent, on note que cet échange tire en longueur. C'est d'abord déstabilisant, comme un métronome qui mettrait du temps à se régler et à donner le bon rythme de cette comédie. Puis les autres séquences s'enchaînent, avec pour la plupart cette même longueur de temps. Cette longueur est volontaire, et il serait sans doute plus juste de la caractériser de profondeur. En effet, là où la plupart des auteurs de comédie se seraient arrêtés plus tôt, par commodité de montage ou facilité de narration, Jean-Christophe Meurisse insiste. Il insiste pour épuiser son argument, aller à l'extrême bout des situations qu'il met en scène, comme pour tout dire une bonne fois pour toutes.
Un des enjeux de Oranges Sanguines est ainsi de montrer frontalement des actes vengeurs, deux en particulier. Et le réalisateur choisit de les montrer jusqu'au bout, avec deux mises en scène et un rapport au symbolique très différents. Ces deux séquences illustrent bien les deux genres principaux du film, celui de la comédie satirique et celui de l'horreur, avec toujours ce sens ténébreux de l'absurde et du burlesque qui viennent rappeler qu'Oranges Sanguines est aussi un drame contemporain, avec tout ce que ce contemporain a d'ultra-violent.
Comme L'Événement cette même année, comme Délivrance en son temps, comme finalement tous les films de grand cinéma, Oranges sanguines saisit le spectateur aux viscères, pour l'emmener là où il ne s'y attend pas. Méchant, violent, exigeant, le film ne joue pas légèrement avec son public mais lui demande sérieusement sa confiance et son intelligence. Ainsi, la démarche vise à épuiser l'intention du réalisateur, comme celui-ci cherche à épuiser son spectateur. Mais, plutôt que d'achever le propos par une dernière noirceur, à l'issue d'une ultime rencontre entre Alex et Lilith, les percussions de Wonderful Life de Smith & Burrows arrivent comme des battements de cœur énergiques et salvateurs. Après tout ça, on est encore vivants, et un grand espoir existe bel et bien.
Oranges Sanguines de Jean-Christophe Meurisse, en salle le 17 novembre 2021. La bande-annonce ci-dessus. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.