CRITIQUE / AVIS - FILM : Film très personnel, adaptation autant qu'hommage au réalisateur allemand Rainer Werner Fassbinder, concentré de références esthétiques et vertige de cinéma, "Peter von Kant" de François Ozon est un film total. Il ne s'autorise ainsi aucun compromis, conscient sans doute d'être parmi les plus grands films français de ces dernières années.
François Ozon livre une très grande oeuvre intime
Le nouveau film de François Ozon Peter von Kant, réunissant Denis Ménochet, Isabelle Adjani et une jeune garde brillante, devrait faire date. Parce qu'on peut tout y trouver, reconnaître mille choses, tant qu'on permet au cinéaste de nous prendre par la main et qu'on lui accorde notre confiance pour s'immerger ensemble dans ses magnifiques obsessions : le désir et ses ambiguïtés, le cinéma et ses vertiges, le beau et le monstrueux.
Amoureux transi du cinéma et des gens qui le font, François Ozon n'en est pas à sa première relecture ou adaptation avec Peter von Kant, ré-interprétation d'une création théâtrale de 1971 - il y aura aussi un film en 1972 - de Les larmes amères de Petra von Kant du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder. Une création qui expose et traite des thèmes chers au réalisateur français : l'homosexualité, la création artistique, la passion dans ses versants sombres et lumineux.
En effet, en 2001, Huit femmes adaptait la pièce de théâtre homonyme de Robert Thomas, deux ans avant que Swimming Pool ne rejoue à sa manière La Piscine de Jacques Deray. Récemment, François Ozon adaptait le roman La Danse du coucou d'Aidan Chambers avec Été 85, formidable drame de jeunesse nommé 13 fois aux César 2021 (pour aucune récompense à l'arrivée, triste record sur lequel on reviendra).
Adapter, revisiter, imaginer encore... Une inclination centrale dans la démarche du cinéaste : il y a 22 ans et quelques mois, pour son troisième long-métrage, il se tournait déjà vers Rainer Werner Fassbinder avec Gouttes d'eau sur pierres brûlantes. Il ne s'en cache pas et Peter von Kant le confirme, Rainer Werner Fassbinder est la grande figure tutélaire de François Ozon.
Un portrait romantique et tragique
Peter von Kant est donc l'adaptation, avec une distribution inédite puisque mi-masculine, de Les larmes amères de Petra von Kant, le récit à huis clos de la passion amoureuse d'une créatrice de mode pour une de ses modèles. Une passion infinie où le rapport de domination s'inverse, où le grotesque côtoie le sublime, où le pathétique le dispute au grandiose.
Formidable synthèse emphatique des antagonismes de la passion, Peter von Kant reprend le même principe, avec un cinéaste allemand à succès des années 70 qui va tomber amoureux d'un jeune acteur. À celui-ci il promet du travail et une grande carrière, à la condition pas si implicite qu'il l'aime autant que lui le désire...
On rencontre Peter von Kant (Denis Ménochet) un matin, à son réveil dans son bel appartement de Cologne. Un espace de vie et de travail décoré avec soin et au goût de l'époque. Du velours, des couleurs chaudes, de la moquette épaisse, de l'exubérance. Des livres, des sculptures, des affiches de films. Peter vit et travaille là avec un compagnon, ou plutôt un jeune homme à tout faire : Karl (Stefan Crepon).
Un film sur la passion amoureuse
Fluet à en disparaître, à la fois raide dans son immobilité et souple dans ses déplacements, Karl est son amant, son assistant, son secrétaire, son barman, son confident, son esclave, mais celui-ci ne dira pas un seul mot de tout le film. Même si c'est lui qui, en conclusion, aura "le dernier". Il y a aussi Sidonie (Isabelle Adjani), actrice et chanteuse de renommée internationale sur le déclin, avec qui Peter prend de la cocaïne quand il ne s'enfile pas des litres de Gin Tonic. Par l'entremise de Sidonie, Peter va rencontrer Amir (Khalil Ben Gharbia), un jeune acteur duquel il va tomber immédiatement et éperdument amoureux.
Peter von Kant est un film sur l'amour. L'amour qui élève et qui avilit, qui chérit et détruit, comme le rappelle le morceau chanté en allemand par Isabelle Adjani "Jeder tötet, was er liebt" ("Chacun tue ce qu'il aime"), un poème d'Oscar Wilde déjà chanté par Jeanne Moreau dans Querelle, dirigée par Rainer Werner Fassbinder en 1982.
Un film sur un amour homosexuel, mais qui ne s'arrête pas à cette sexualité, puisqu'il raconte l'au-delà de l'amour vécu, remontant par fantasmes jusqu'à son concept, transcendant les sexes, les époques et les personnalités pour mettre en exergue la puissance océanique de la passion amoureuse. Sujet et objet de l'amour, dominant puis dominé, il fallait pour incarner Peter von Kant un comédien d'un calibre unique, capable de métamorphoser d'une scène à l'autre un même personnage.
Denis Ménochet, monstre et martyr de la passion
Pour incarner Peter von Kant, François Ozon a confié le rôle à Denis Ménochet, qu'il a déjà dirigé dans Dans la maison et dans Grâce à Dieu. Acteur immense du cinéma français, Denis Ménochet n'avait plus depuis longtemps à faire ses preuves, mais ici à montrer combien son talent ne connaît aucune limite. Ravagé par sa passion amoureuse, qui se nourrit aussi de sa passion pour le cinéma - ou serait-ce dans l'autre sens -, Peter explose dans un maelström de mises en abyme, de fantasmes, de désirs de chair et d'images.
Omniprésent à l'écran, il livre notamment avec Karl et Amir une fantastique séquence de casting, à l'intimité bouleversante parce qu'elle abolit les conventions, le consentement, la réalité et la fiction. Totalitaire dans son amour et dans son art, Peter von Kant est le double de Fassbinder comme il est le double d'Ozon, engagé dans une course folle vers une satiété impossible d'amour et de cinéma.
Denis Ménochet rit, pleure, hurle et murmure. Il danse nu, s'habille comme un milord, insulte sa mère (Hanna Schygulla, actrice allemande déjà présente dans le film de 1972 de Fassbinder), sa fille et sa meilleure amie, pour finir magnifiquement et tragiquement seul. Il construit des images et détruit son appartement, exprimant une animalité et une humanité à leur paroxysme, transpercé par ces contradictions jusqu'au martyre.
Quel cadeau pour un acteur ! Quel cadeau pour la décoratrice, le photographe, le compositeur et la monteuse, pour tous les participants au film ! Ensemble, sous la direction de François Ozon, ils composent un univers fantastique, riche jusqu'au kitsch du meilleur goût dans cet appartement tantôt chaleureux tantôt glacial, à mesure que l'astre Peter von Kant - Denis Ménochet y tournoie, passant de l'hiver à l'été en un clin d'oeil.
François Ozon, enfin la reconnaissance ?
Le réalisateur de Jeune et jolie et de Potiche s'est exercé dans plusieurs genres, et s'il y a des inégalités dans ses oeuvres, il ne s'est jamais trompé dans sa démarche. Depuis son premier long-métrage Sitcom en 1998, il a été sélectionné et récompensé dans plusieurs festivals. Mais l'Académie des César semble le bouder personnellement, puisqu'il cumule à ce jour six nominations au César du meilleur film et au César du meilleur réalisateur, sans compter ceux pour le meilleur scénario original et la meilleure adaptation, pour aucune récompense.
La variété et la qualité de ses réalisations n'y change rien, la reconnaissance de ses pairs lui échappe. Le public a beau avoir fait de plusieurs de ses films des millionnaires au box-office français, il n'est pas dans l'opinion à la place qui lui revient. Pourtant, elle se trouve bien au premier rang et aux côtés de Jacques Audiard, Arnaud Desplechin, Michel Hazanavicius et Audrey Diwan, Catherine Corsini et Albert Dupontel, Julia Ducournau et Céline Sciamma, et encore d'autres, enfin tous ces cinéastes contemporains de très grand talent qui mettent leurs tripes, leur intelligence, leur passion et leur confiance dans leur public pour chacun de leurs films.
Avec Peter von Kant, François Ozon prouve encore qu'il est un maître du cinéma, un illusionniste de génie qui nous invite dans un formidable spectacle à partager son amour pour l'autre et pour le cinéma, à aimer à en crever, à s'enivrer à s'en effondrer, ravi et bouleversé. On pourrait s'en tenir aux sincères félicitations de rigueur, mais le mot le plus juste est simplement : "merci".
Peter von Kant de François Ozon, dans les salles le 6 juillet 2022. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.