CRITIQUE / AVIS FILM - Sept ans après les attentats du 13 novembre, Alice Winocour présente son déchirant "Revoir Paris", film-enquête dans la mémoire d'une victime d'un attentat, formidablement interprétée par Virginie Efira. Un film terriblement juste, qui tire de l'humilité de sa démarche une force et une tendresse supérieures.
Revoir Paris, grande fiction pour terrible réalité
Après Proxima, la réalisatrice et scénariste Alice Winocour propose un autre portrait avec Revoir Paris, son quatrième long-métrage qui avait ému lors de sa présentation au 75e Festival de Cannes. Une histoire particulière prise et comprise dans un drame collectif, que Virginie Efira est chargée d'incarner, entourée notamment de Benoît Magimel et Grégoire Colin. Revoir Paris raconte le parcours de Mia, victime d'un attentat dans une brasserie parisienne. Un parcours de reconstruction physique et surtout psychologique, conçu comme une enquête : que lui est-il arrivé, et comment va-t-elle se reconstruire ?
Mia (Virgine Efira) est traductrice de russe et vit avec Vincent (Grégoire Colin), chirurgien et chef de service dans un hôpital parisien. La vie semble douce et la ville accueillante, ce Paris qu'elle sillonne à moto et où elle s'assied aux terrasses. Un soir de pluie drue, elle s'arrête dans une brasserie, le temps de laisser passer l'orage. C'est à ce moment que l'innommable survient. À la violence fugace et à la brutalité nette de l'attentat succède un brouillard. Elle a été blessée, mais comment ? Elle a survécu, mais de quelle manière ? S'est-elle cachée ? A-t-elle donné de l'aide et en a-t-elle reçue ? Que s'est-il passé ?
Une caméra intime et documentaire
Alice Winocour se saisit de la caméra comme on suspend la main au-dessus d'une page blanche. Il faut savoir que dire. Mais savoir parler d'un attentat, y percevoir sa place, repartir de l'avant, est une montagne à gravir. Alice Winocour le sait, puisque son frère Jeremy se trouvait au Bataclan le soir du 13 novembre. L'attentat n'est pas dans son récit un de ceux du 13 novembre 2015, et pourtant il l'est aussi. Et en ne nommant pas cet attentat tout en le montrant, il y a une manière de dé-réalisation, de retour à son concept nu. L'horreur, on voudrait la repousser, l'oublier ou alors la comprendre, mais rien n'y fait.
Il faut pourtant la faire sienne, cette horreur, et pour cela accepter dans un premier temps les angles morts, les approximations, l'épaisseur brouillonne des souvenirs. Mia ne sait plus, la fumée des tirs est un lourd brouillard qui pèse sur sa mémoire. Alors, patiemment, elle va rencontrer et interroger d'autres victimes, questionner sa propre confusion, revenir sur le déroulé de la soirée.
Avec l'honnêteté bouleversante de ceux qui assument ne pas savoir encore, Alice Winocour et ses différents personnages vont ainsi longtemps proposer un récit non-fiable. Un récit imparfait parce que partiel et effrayé. Et si, comme lui reproche une autre victime, elle s'était vraiment barricadée dans les toilettes et avait refusé d'ouvrir aux autres ? Sept ans après les attentats de novembre 2015, le public est comme la population errante de Revoir Paris, encore sans vrais repères dans une horreur qui n'a pas totalement trouvé son cadre. D'une certaine manière, tout le monde est là. La jeune fille qui a perdu ses parents, la victime veuve et en colère, la serveuse déboussolée et Thomas (Benoît Magimel) qui joue de l'humour pour mettre à distance l'horreur.
Une nouvelle performance majeure de Virginie Efira
L'actrice franco-belge, sans doute la plus grande interprète actuelle du cinéma francophone, sait ce qu'elle fait. Voici plusieurs films où elle incarne des personnages à l'identité fuyante. Passons sur le mauvais En attendant Bojangles, mais arrêtons-nous sur le magnifique Madeleine Collins et le formidable et prochain Les Enfants des autres. Dans Madeleine Collins, elle se substitue par amour à une autre femme, se créant une double identité dont le vertige risque de la perdre. Dans Les Enfants des autres, elle se cherche une place quasi introuvable dans l'intimité d'une famille et dans la conformité de la société.
Virginie Efira, dans ses personnages, se cherche donc perpétuellement une identité, une existence sereine, avec sa mémoire acceptée et son futur désirable. C'est encore le cas dans Revoir Paris, et c'est littéralement bouleversant. Virginie Efira, dans ses nombreux silences, dans l'attention muette et maladroite qu'elle porte aux autres, rayonne.
L'écriture d'Alice Winocour et sa caméra la suivent, lui tournent autour et les deux s'emportent dans une valse au rythme cassé. Mia fait son enquête et Alice Winocour lui confie un point de vue vacillant, incertain. À la différence des films d'enquête sûrs de leurs faits, Revoir Paris assume son ignorance et respecte l'émouvante incertitude de son personnage. Dans sa quête, Mia rencontre Thomas, un homme aisé et plutôt solitaire, blessé lui aussi dans l'attentat. Lui a mis à distance l'événement, il pense confusément à l'avenir mais y pense, il fait des blagues. Elle est traductrice, lui est financier. On comprend qu'elle aime les choses de l'esprit, alors que lui est un pragmatique. Cette opposition de caractères va servir à Mia, qui trouve ainsi chez Thomas un point d'appui salvateur.
Revoir Paris et retrouver l'humanité
Dans sa deuxième partie, celui où Mia reprend pied, le brouillard se dissipe, les clés ouvrent les serrures. Mia est traductrice, Vincent est chirurgien. Celui-ci ne peut pas, malgré tout, la soigner, la guérir. C'est à elle, et à elle seule, de réussir à traduire en un futur ce terrible passé. Avec une nouvelle grammaire, un nouveau vocabulaire, en repartant de zéro et en quittant le centre de Paris pour aller à ses marges, à sa périphérie, où elle trouvera enfin des réponses.
Revoir Paris est un très, très beau film, parce qu'il choisit pour son récit la douceur et la lumière, la patience, parce qu'il ne dit pas "je sais ce qui est arrivé et je sais ce qu'il faut faire", mais qui prend le temps d'errer au coeur d'un personnage et au coeur d'un paysage, en l'occurrence un Paris traumatisé mais bien vivant, souvent montré avec des plans aériens, avec ces avenues parcourues de lumières comme le sang parcourt les veines. Un Paris qui se révèle de ses beaux quartiers à ses zones oubliées, habitées par une population de l'ombre. Celle des oubliés, des sans-papiers, celle des invisibles, des vendeurs à la sauvette et des cuisiniers des restaurants des, justement, beaux quartiers. Dans leur enquête, Mia et Alice font donc ce voyage entier et y trouvent de la vie, de la lumière, de l'espoir et enfin de la tendresse.
Exactement ce dont les terroristes souhaitent priver leurs cibles et victimes, et Revoir Paris dit avec force et, finalement, certitude qu'ils n'y parviendront jamais.
Revoir Paris d'Alice Winocour, en salles le 7 septembre 2022. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.