CRITIQUE / AVIS FILM - Porté par une formidable Adèle Exarchopoulos, "Rien à foutre" d'Emmanuel Marre et Julie Lecoustre est un très beau premier long-métrage, empli d'une mélancolie déchirante et qui émet une critique à la fois violente et élégante de la société contemporaine.
Rien à foutre, un premier et très beau film
La recette de la réussite d'un film est toujours simple sur le papier. Il faut un scénario à l'argument original, des comédiens investis dans leur rôle, puis un cadre et un montage à la mesure de leur force. Présenté à la Semaine de la critique au Festival de Cannes 2021 - il y est récompensé du Prix de la Fondation Gan -, Rien à foutre, premier long-métrage d'Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, réussit haut la main son pari, puisqu'il est très souvent d'une justesse et d'une profondeur à couper le souffle, serrer le coeur et mouiller les yeux.
Au-delà du content ou du triste, au-delà même du bonheur ou du malheur de son personnage, Rien à foutre touche à ce que l'âme a de très précieux : une grande mélancolie, issue de la solitude spatiale et temporelle qu'a créée la société européenne contemporaine.
Cassandre (Adèle Exarchopoulos) est une jeune femme qui travaille en tant qu'hôtesse de l'air pour la compagnie aérienne low cost Wing. Soumise à des impératifs exigeants de chiffres de vente, soumise aussi à l'humeur aléatoire des passagers - ou plutôt des "clients" - de vols moyen-courrier, elle trompe sa solitude et le flou de son avenir dans des plans Tinder médiocres et des soirées déroulées entre deux vols pour des destinations à l'exotisme restreint. Liverpool, Malaga, Milan, les destinations se succèdent, sans saveurs. Depuis Lanzarote, où le personnel commercial de Wing est en partie basé, elle vivote ainsi dans un quotidien aussi low cost que la compagnie qui l'emploie.
Film de première classe pour une critique de l'économie low cost
Le low cost de Rien à foutre n'existe que dans le sujet qu'il traite. En effet, le film des deux cinéastes belges transcende grâce à ses belles idées de cinéma et sa formidable actrice principale ses moyens restreints pour offrir un vrai film de cinéma, une matrice de sensations profondes. Cassandre, quelque part dans sa deuxième partie de vingtaine, propose en effet à voir une errance touchante. Celle d'une jeune femme marquée par un drame personnel, mais surtout par la désincarnation des relations humaines et par l'impossibilité de faire autrement que nager dans le sens du courant.
La désincarnation est d'abord celle des relations qu'elle a avec sa compagnie. Cassandre vit son quotidien avec ses collègues de l'équipe commerciale, et ceux-là partagent avec elle le fait d'être de passage. Dans cette compagnie ou une autre, sur la base de Lanzarote ou ailleurs, ils semblent tous pris dans une fuite en avant et sans but. Mais plus désincarnées encore sont les relations de Cassandre avec sa hiérarchie. Ses interlocuteurs existent ainsi essentiellement via des conversations téléphoniques, des visio-conférences de recrutement ou de bilans. Des voix et des images parasitées par la technologie, des gens qui font exister une réalité qui écrase les individus, et sans vraiment exister eux-mêmes.
Adèle Exarchopoulos est stratosphérique
Autre désincarnation, celle du plaisir qu'on associe traditionnellement au voyage aérien, synonyme d'évasion, de vacances, voire de renouveau. S'envoler dans les nuages, c'est un peu renaître. C'est soudain se mettre au jus de tomates quand au sol on tourne à la bière, c'est se laisser aller à la rêverie les yeux collés au hublot. Une expérience qui appartient définitivement au passé, enterrée par l'exécution et la consommation low cost du voyage
Dans une parfaite harmonie entre les images et le son, le film s'envole à plusieurs reprises gracieusement sur les magnifiques notes de To the unknown man du compositeur Vangelis, dans la tentative vaine de retrouver une légèreté qu'on sait définitivement perdue. Une partition qui devient déchirante, associée au grand bleu du ciel et au corps d'Adèle Exarchopoulos, qui s'éreinte entre les sièges des avions, dans les couloirs des terminaux, dans les danses ivres de soirées anonymes.
Adèle Exarchopoulos est parfaite dans le rôle, repoussant autant que possible des émotions dont l'expression la détruirait professionnellement et personnellement. En donnant l'impression de n'en avoir à peu près rien à foutre, en refusant de s'associer entièrement - à une lutte syndicale comme aux fêtes, aux directives de ses supérieurs, à son propre avenir même -, elle parvient à suggérer sobrement un grand conflit intérieur, et l'envie de bien faire et de bien être quand même, comme le montre une scène touchante où elle essaye d'adoucir la peine d'une passagère dont elle ne parle pas la langue.
Figure parfaite d'une jeunesse dont la société capitaliste et individualiste a volé les rêves légitimes, l'actrice livre une performance majeure.
Un retour au sol complexe
Comme tout premier film qui se respecte, il y a un péché d'excès dans Rien à foutre. En cause, une composante scénaristique qui ici n'apparaît pas nécessaire au regard de la force du film. Pour nourrir la solitude du personnage et la douceur amère de sa mélancolie, il y a un drame personnel dans la caractérisation de Cassandre, à savoir la disparition récente de sa mère. C'est ce qui occupe la troisième partie du film, où Cassandre revient dans son foyer familial et retrouve sa soeur (Mara Taquin) et son père (Alexandre Perrier). Ave eux, elle surmonte quelques malentendus et ils créent ensemble une jolie tendresse familiale.
Les trois comédiens ont une belle alchimie, et leurs dialogues sont d'un naturel idéal. Mais cette composante dramatique tend à trop expliciter une opposition superflue entre un désir d'azur éthéré et le rappel incessant à une terre natale frappée par le malheur, par le retour triste et pragmatique à la terre ferme, aux rochers lourds et froids sur laquelle la mère de Cassandre s'est écrasée en voiture.
Cet élément de deuil apparaît alors comme inutile, de trop. Comme si les auteurs du film eux-mêmes n'étaient pas convaincus que seule la partie "aérienne" du film suffirait à rendre la mélancolie et la sensation de détresse recherchées. C'est dommage, parce que sans cet excès, sans cette explicitation du sujet, le film touchait à une grâce supérieure et n'en redescendait jamais.
Rien à foutre de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, en salles le 2 mars 2022. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.