CRITIQUE / AVIS FILM - Avec "Seules les bêtes", Dominik Moll signe un retour abouti au genre qui l'aura rendu célèbre : une intrigue noire et complexe, avec en fond une description désabusée de la condition humaine. Un film au scénario digne des meilleurs polars, et dans lequel brille la crème des actrices et acteurs français.
Trois ans après Des nouvelles de la planète Mars, passé inaperçu, et presque vingt ans après Harry, un ami qui vous veut du bien, le film qui l'aura révélé, Dominik Moll revient au cinéma avec Seules les bêtes. Adapté du roman éponyme de Colin Niel, le film est un thriller très réussi, doublé d'une jolie plongée dans les détresses de la condition humaine.
Un thriller complexe et condensé
"Seules les bêtes..." On voudrait savoir ce qui suit, il manque un verbe, une idée, il y a un mystère. Mais on restera dans une forme d'ignorance à l'issue du film. Durant 1h57, des personnages vont se croiser, et alors que chacun croit gérer son propre drame, tous participent à la même intrigue. Dans un coin reculé des Cévennes, le causse Méjean, une femme a disparu, et sa voiture est retrouvée au bord de la route. Joseph, un éleveur solitaire et taciturne, sait peut-être quelque chose. Joseph a une relation avec Alice Farange, épouse de Michel Farange, qui vit lui dans un fantasme. On verra bien la gendarmerie s'inquiéter de la disparition, mais uniquement pour acter son inutilité dans le dévoilement de la vérité.
Difficile d'en dire plus sans dévoiler les intrigues personnelles qui vont se croiser sans se reconnaître, apportant à ce thriller une absurdité poétique et, au moment où on s'y attend le moins, un dénouement d'autant plus cruel qu'il apparaît léger et ensoleillé. On ressent dans Seules les bêtes une influence des grands films noirs, et le froid de la première partie évoque par exemple Fargo. Mais plus que par l'esthétique, c'est par la maîtrise de l'écriture et le goût pour l'intrigue à tiroirs que le film trouve sa place dans ce genre. Et face à l'implacable mécanisme du scénario, Dominik Moll fait surgir le bestiaire humain et ses imperfections.
Des acteurs au sommet
Âpre et économe d'effets, Seules les bêtes gagne son autonomie grâce aux performances admirables de ses acteurs et actrices. L'écriture de leurs personnages est d'une finesse rare, et ce qu'ils ont de semblable est leur solitude. C'est une contradiction dans les termes, mais c'est pourtant ce qui leur arrive. Les personnages n'ont pas le même poids dans l'intrigue, et le film se garde bien de schématiser les rôles. Cinq personnages ont à voir avec la femme disparue, Evelyne, interprétée par Valeria Bruni-Tedeschi. Il y a donc Joseph (Damien Bonnard), Alice (Laure Calamy), Michel (Denis Ménochet), Armand (Guy Roger N'drin) et Marion (Nadia Tereszkiewicz).
Ces cinq comédiens réussissent une performance d'ensemble remarquable, et le découpage du film chapitré en trois personnages, "Alice", "Joseph" et "Marion", permet à tous de se composer chacun une performance individuelle tout aussi remarquable. Une mention spéciale à Laure Calamy qui prouve, encore, qu'elle est une des actrices les plus intenses et les plus fascinantes du cinéma français. Denis Ménochet, qui incarne le personnage le plus actif de l'intrigue, sans que d'ailleurs celui-ci ne s'en rende vraiment compte, est lui aussi auteur d'une prestation admirable.
Le temps d'une contemplation
En réalité, le dramatique malentendu qui conduit à la disparition d'Evelyne est l'allégorie des extrémités de la solitude, quand celle-ci se heurte à la puissance du désir. Dans les grands espaces inhabités et balayés par la neige du Causse Méjean, ou dans les rues animées et chaudes d'Abidjan, le désir se heurte à l'absence, les émotions ne trouvent pas de réponses. Ou alors des réponses partielles, rêvées, des réponses menteuses, et ces bouts de réponses sont suffisants pour croire, et aimer quand même. Et toute la beauté du film tient sur l'opposition de ces désirs perdus à une vérité bien plus prosaïque.
En plus de réussir avec Seules les bêtes un thriller à énigmes, Dominik Moll développe une fable adulte faite d'amertume et de rencontres impossibles. Il y a là un exercice de réalisme magique, où les fantasmes essayent de toute force de tordre la réalité, où tout est pensé comme possible : une relation qui ne serait pas une tromperie, un amour entre deux femmes qui pourrait exister mais qui se fracasse au sol.
Mais le film, qui ne laisse pas de répit bien qu'il laisse son ambiance infuser lentement, est sans doute un peu trop exigeant. Si les personnages sont très réels, il faut en partie deviner leur souffrance : celle de l'ennui bourgeois, celle de la précarité sociale et professionnelle, celle de l'amour sans réciprocité. La contemplation de ces solitudes dessine une société contemporaine froide, où les individus n'arrivent plus à établir de communauté, quelle qu'elle soit : celle de la famille ou celle d'un couple, qu'il soit légitime ou clandestin.
On pourrait ainsi proposer "Seules les bêtes survivront", tant le film souligne l'incapacité de nos vies à se réaliser, à être comprises, par soi ou par les autres.
Seules les bêtes, de Dominik Moll. Le 4 décembre au cinéma. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.