CRITIQUE / AVIS FILM - Après une longue attente, Jeff Nichols revient avec "The Bikeriders", film de motards beau et triste porté par Jodie Comer, Austin Butler et Tom Hardy.
Jeff Nichols enfin de retour avec The Bikeriders
Alors qu'il avait enchaîné coup sur coup l'excellent drame de SF Midnight Special (2016) et l'émouvant Loving (2017), sortis aux États-Unis à seulement neuf mois d'écarts, Jeff Nichols aura mis du temps avant de signer son 6e long-métrage. Presque huit longues années avant de revenir avec The Bikeriders, qui permet au cinéaste de parler à nouveau de l'évolution de l'Amérique à la fin des années 1960. Si avec Loving il racontait le combat d'un couple jugé par l'État de Virginie qui interdisait les mariages entre une personne blanche et une personne de couleur, avec ce film de motards, le réalisateur présente un basculement du pays, notamment durant la guerre du Viêt Nam.
Inspiré par le livre photographique de Danny Lyon, qui en 1967 a immortalisé la vie des membres d'un club de motards, Jeff Nichols aborde son sujet avec un véritable élégance, profitant d'un casting au charisme époustouflant. Il n'y a qu'à voir la première rencontre entre Kathy (Jodie Comer), fille de bonne famille arrivée presque par hasard dans le bar où se trouvent les Vandals MC de Chicago, et Benny (Austin Butler), membre taiseux et séduisant du club. Un coup de foudre raconté par la jeune femme lors de ses entretiens avec Danny Lyon.
Cette approche du récit permet de mettre en avant une figure féminine dans un milieu très masculin. Et de créer naturellement une forme de nostalgie de l'époque. Du moins, pour ces personnages complexes et plein de contradictions, qui recherchent à la fois une forme de liberté et une place dans le monde, qui désirent s'affranchir des lois tout en suivant les règles strictes du club.
Entre fantasmes et réalité
Avec sa caméra, Jeff Nichols ne compte pas les juger, mais ne peut faire abstraction du regard moderne à apporter sur leurs actions. Kathy évoque ainsi sans émotion les mains baladeuses des motards en quittant le bar, juste avant de partir sur la route à l'arrière de la moto de Danny, des étoiles plein les yeux. Préférant laisser le spectateur imaginer la suite de la soirée, le réalisateur enchaîne par le retour de la jeune femme chez elle, au petit matin, raccompagnée par Danny, devant son compagnon médusé. Après quoi Danny l'attendra toute la journée devant chez elle, sans rien dire, enchaînant les clopes comme des bonbecs. Voilà le romantisme de l'époque, né de fantasmes cinématographiques si bien incarnés dans l'image d'Austin Butler avec ses airs assumés de James Dean.
D'ailleurs, pour Johnny (Tom Hardy, excellent), le fondateur des Vandals, c'est Marlon Brando et L'Équipée sauvage (1953) qui lui inspirent l'idée du club. Ce petit prolo avec femme et enfants songeant à une autre vie, un soir devant sa télévision. The Bikeriders combine ainsi parfaitement la représentation réaliste de ce monde et ses aspects pas si glorieux, avec une imagerie presque trop belle correspondant aux souvenirs de Kathy. Sorte d'alternance entre mythe et réalité, entre les envies des protagonistes de quitter une vie figée, et le monde réel qui les rattrapera constamment. À l'image de cette "course poursuite" de Benny, qui au volant de sa moto parvient à griller les feux rouges et à semer la police. Alors qu'une épopée sauvage semble lui tendre les bras, une panne d'essence l'obligera à s'arrêter et à attendre sagement l'arrivée des forces de l'ordre.
Quand les Vandals perdent le contrôle
Mais là où The Bikeriders prend vraiment une autre dimension, c'est en faisant basculer délicatement son récit vers des formes de violence toujours plus grandes. La mise en scène de Jeff Nichols se veut plus tragique et inquiétante lorsque, au début des années 1970, la guerre du Viêt Nam impacte enfin les motards. Ceux-là mêmes qui semblaient pourtant totalement détachés du monde traditionnel qui les entoure. Alors que les Vandals deviennent de plus en plus importants, de nouveaux membres s'y ajoutent, dont certains de retour de la guerre. L'opposition entre "les buveurs de bières et les fumeurs de joints" deviendra incontrôlable, même pour Benny, tout juste suffisant pour empêcher Kathy de se faire violer, avant d'être à son tour rattrapé par une jeunesse paumée et non respectueuse des traditions.
Bien sûr, cette évolution de l'Amérique et la fin du rêve ont déjà été racontés avant The Bikeriders. Tel Easy Rider (1969), road trip de motards qui, tout en lançant l'âge d'or du Nouvel Hollywood, annonçait en même temps sa fin par la réplique "We blew it" - voir les interventions de Jean-Baptiste Thoret à ce sujet. Mais encore une fois, Jeff Nichols l'aborde avec un mélange étonnant de grâce et de mélancolie qui rendent son film unique en son genre, à défaut d'être extrêmement marquant.
The Bikeriders de Jeff Nichols, en salles le 19 juin 2024. Ci-dessus la bande-annonce.