CRITIQUE / AVIS FILM - Oscar Isaac est fascinant dans cette terrible histoire mise en scène avec la folle noirceur qui caractérise le cinéma de Paul Schrader. Quête d'une rédemption impossible, chronique acide et violente de la cruauté humaine, "The Card Counter" est un pur Paul Schrader.
Un film de Paul Schrader est toujours un événement, aussi attendu que craint, tant le scénariste et réalisateur peut infliger à son public une noirceur dont la sensation touche presque à l'horrifique. Après le très réussi Sur le chemin de la rédemption avec Ethan Hawke, où son thème de prédilection de la rédemption trouvait une respiration salutaire dans un traitement subtil de la spiritualité, Paul Schrader se colle au plus terre-à-terre avec The Card Counter, collé au destin d'un ex-militaire reconverti en joueur de casino professionnel. Cet homme, William Tillich, est incarné par Oscar Isaac, qui trouve là un de ses rôles les plus profonds et très certainement sa performance la plus radicale.
Chronique du remords et de la rédemption
Paul Schrader occupe une position particulière dans le paysage hollywoodien, avec des écritures et des réalisations très personnelles. Ses scénarios ont été sublimés par les réalisations de Martin Scorsese, avec qui il partage une communauté très forte de thématiques et de style. Mais lorsque Paul Schrader écrit et réalise - ici Martin Scorsese est producteur -, on ne voit jamais l'élan enthousiaste, le côté parfois flamboyant et emphatique qu'on retrouve par exemple dans Raging Bull ou À tombeau ouvert. Dans The Card Counter, aucune emphase, mais du pragmatisme et une chape de plomb qui fait office de ciel écrasant ses personnages voués à la tragédie.
Pas de ciel, et donc pas de rédemption. À la place, on suit les déplacements de William entre des motels impersonnels et des casinos de seconde zone, tout aussi froids et dénués de personnalité. Loin du faste et des couleurs de Las Vegas, William se déplace et joue méthodiquement au blackjack et au poker pour garder sa vie. Il sait compter les cartes, mais sait aussi qu'il ne faut pas dans ces cas-là gagner gros, au risque de se faire exclure des casinos. Mesuré dans ses gestes, ses paroles et ses gains, il préserve son anonymat et parcourt son chemin sans laisser de traces. Expression de cette marche anonyme, il couvre tout le mobilier de ses chambres de motel de draps blancs. Quoi qu'il puisse arriver, et quoi qu'il soit déjà arrivé, rien ne doit témoigner de sa coupable présence.
Éternel retour d'un terrible passé et de son rachat
William a eu une première vie, celle d'un interrogateur de la CIA à la tristement célèbre prison d'Abou Ghraib en Irak. Entre 2003 et 2004, lors de la guerre en Irak, des militaires américains et des agents de la CIA se sont rendus coupables de violations graves des droits de l'Homme en torturant, abusant sexuellement, blessant et exécutant des détenus. Scandale révélé par des photographies sur lesquelles apparaissent les tortionnaires, seul un haut gradé a été condamné, quand quasiment tous les soldats apparaissant sur les photos l'ont été. Dans The Card Counter, William est un de ces tortionnaires, emprisonné pour ces faits à huit ans et demi de prison, période pendant laquelle il a donc appris à compter les cartes.
Ce passé le rattrape lorsqu'il rencontre le jeune Cirk (Tye Sheridan), fils d'un autre tortionnaire d'Abou Ghraib qui s'est par la suite suicidé. Cirk en tient pour responsable le major John Gordo (Willem Dafoe), formateur et chef des tortionnaires d'Abou Ghraib, aujourd'hui à la tête d'une société de sécurité privée. Cirk va alors partager à William son plan pour torturer et tuer John Gordo. Mais William, plutôt que de l'encourager, va essayer de l'en détourner pour sauver le jeune homme qui a laissé tomber ses études, est criblé de dettes, ne voit plus sa mère et finalement ne fait que poursuivre cette idée de vengeance pour laquelle il n'est pas taillé.
Tragédie et folie humaine ad nauseam
Son personnage est peut-être source d'épouvante, Oscar Isaac réussit une performance majeure. Il porte en lui toute la noirceur du monde, toute la folie et la cruauté humaine depuis que l'humanité s'est dressée sur ses deux jambes. Solitaire, méthodique, froid sans être antipathique, il est comme un soleil noir qui tourne dans le vide. Charismatique au possible, regard sombre et glaçant, il prend Cirk sous son aile jusqu'à l'obliger dans une simulation de torture à abandonner son projet et se remettre dans le droit chemin, lui offrant de quoi rembourser ses dettes. William sait qu'il ne pourra jamais être sauvé, pardonné, il portera sa croix jusqu'à la tombe mais il cherche tout de même une forme de rédemption en tentant à tout prix de sauver Cirk. Énième interprétation de la passion du Christ pour Paul Schrader, The Card Counter est un spectacle déchirant au bout duquel ne réside aucun espoir.
Pour mettre en scène The Card Counter, Paul Schrader fait dans la sobriété du film noir façon années 70. Les plans sont majoritairement fixes ou suivent sans effet William, cadrés à hauteur du regard, et s'ils ne le sont pas, ils sont souvent en plongée, notamment les quelques séquences d'extérieur où la caméra surplombe les personnages. Ces plongées les privent du ciel, espace de respiration et de rédemption. À l'exception notable d'une séquence, où William s'échappe pour quelques secondes, comme dans un rêve, dans un paradis factice et lumineux avec La Linda (Tiffany Haddish), associée de circonstance pour qui il développe une attirance. L'anxiété de ce cadre est renforcée par l'usage de la très belle mais ténébreuse et inquiétante musique de Giancarlo Vulcano et Robert Levon Been.
Avec un tel sujet et une telle mise en scène, nul besoin de mettre la violence à l'image et c'est ce que Paul Schrader réussit parfaitement. La misère sociale, l'horreur d'Abou Ghraib, la cruauté et l'avidité humaine, la violence et la torture physique, tout ceci existe en permanence mais hors champ. Si quelques séquences - celles-ci s'offrent des effets presque baroques - montrent William dans son rôle de tortionnaire à Abou Ghraib, la critique de la société américaine et de la violence de ses individus est habilement suggéré, jusqu'à une terrible séquence de résolution où la caméra s'éloigne d'un chambranle de porte derrière laquelle William et Gordo se font face. Perturbant, à la fois sombre et brillant, The Card Counter ne pourra pas plaire au plus grand nombre mais il réaffirme la place unique de Paul Schrader dans la cour des grands cinéastes américains.
The Card Counter de Paul Schrader, en salle le 1er décembre 2021. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.