CRITIQUE / AVIS - FILM - "The Gray Man", après le décevant "Cherry", est le second long-métrage post-Marvel des frères Anthony et Joe Russo. Un thriller d'action-espionnage "Bond-level" - c'est l'ambition -, calibré pour être le grand spectacle de l'été. Avec son casting clinquant autour de Ryan Gosling et Chris Evans, lancés dans une traque mortelle tout autour du monde, les promesses sont-elles tenues ?
Ryan Gosling, héros presque normal des frères Russo
L'acteur Ryan Gosling, en quelques films a réussi un vrai tour de force : il a fait du mutisme un art visuel. Un art et une attitude, celle d'un "cool" aussi minimaliste que charismatique, qui se réduit souvent avec grâce à son regard en coin, à ses lèvres closes qui tiennent un cure-dents dans Drive, à sa mâchoire qui travaille un chewing-gum dans The Gray Man. Avec ses personnages de peu de mots, l'acteur canadien a prouvé qu'il pouvait incarner le flegme froid des assassins, les hommes en paix absolue avec la place qu'ils occupent dans le monde et avec les sombres tâches qu'ils y mènent.
C'est donc dans ce registre et avec réussite que les frères Russo lui ont offert le rôle-titre de leur réalisation Netflix The Gray Man, adaptant à l'écran l'histoire de l'assassin de la CIA Court Gentry, aka "Sierra Six", aka "The Gray Man", développée sur plusieurs romans par l'écrivain Mark Greaney depuis 2009.
"Six" est un membre de la team "Sierra", une cellule clandestine de la CIA composée de gros bras et d'assassins extraits de prison pour effectuer les basses oeuvres de l'agence. À peu de choses près, un programme semblable à celui de "Treadstone" dans la franchise Jason Bourne. Ce genre de programmes dont on peut s'étonner qu'ils existent toujours, étant donné que le seul futur de ces initiatives est connu d'avance : arriver au point où la cellule pose problème à l'agence et doit donc être éliminée, un membre après l'autre.
De l'action, de l'action...
The Gray Man s'ouvre sur le recrutement à un jeune âge de Court Gentry, emprisonné pour meurtre, avant de passer directement à une mission, de nos jours, soit plus de quinze ans après. Une première séquence d'action qui montre exactement ce que les Russo veulent faire avec The Gray Man : placer un casting de A-Listers dans un film d'action le plus riche possible. Riche dans le genre de l'action, cela signifie des combats à l'arme à feu, à l'arme blanche et à mains nues, dans les décors les plus fantastiques possibles. En l'occurence, pour ouvrir The Gray Man, il s'agit d'une nuit de nouvel an à Bangkok, illuminée de néons, de projecteurs rouges, d'explosions de feux d'artifice.
Cette première mission, dont l'issue lance la traque de "Six" - il a récupéré une clé USB pleine de secrets compromettants -, va être suivie d'une course-poursuite passant par Vienne et Prague pour se conclure en Croatie. Lancé aux trousses de "Six", Lloyd Hansen (Chris Evans), assassin et sociopathe doté de ce qu'il faut d'humour pour ne pas être entièrement détestable, va tout mettre en oeuvre pour tuer "Six" et récupérer la clé. Il est envoyé par Denny Carmichael, interprété sans vraiment d'éclat par Regé-Jean Page.
Il serait inopportun de faire les difficiles. Alors que Netflix traverse une zone de turbulences et que ses dernières grandes productions originales comme Red Notice et Adam à travers le temps étaient plutôt mauvaises, The Gray Man se trouve dans le haut du panier, et on prend du plaisir devant la mise en scène souvent inspirée des confrontations. Netflix et les frères Russo ont mis les moyens, dépensant un budget estimé à 200 millions de dollars pour faire exploser tout ce qui pouvait l'être.
... et beaucoup de CGI
Mais sur cette production d'une action "Bond-level", The Gray Man a une limite très visible. À savoir, l'utilisation décomplexée des CGI, jusqu'au point où la bouillie numérique filerait presque une nausée oculaire. Un passage exemplaire : celui où "Six" doit s'échapper d'un avion-cargo en vol. Un avion qu'il va littéralement dépecer de l'intérieur en tuant les hommes chargés, d'abord de le sauver, puis de l'éliminer. L'idée est réjouissante et expose avec brutalité les capacités presque sur-humaines de "Six", mais on ne ressent strictement rien devant ce qui confine à un pur désordre d'images et de sons.
Le fameux "Bond-level" visé n'est pas atteint pour cette raison. Après l'ouverture aérienne de The Dark Knight Rises, après la séquence de l'A400M dans Mission : Impossible - Rogue Nation, et après la course-poursuite de Matera dans Mourir peut attendre, The Gray Man souffre atrocement de la comparaison. Autre séquence concernée, et nonobstant impressionnante dans son intention, la poursuite-fusillade dans le tramway praguois où les destructions massives occasionnées n'ont malheureusement pas grand chose d'authentique.
C'est regrettable, d'autant plus que l'écriture donne suffisamment d'humour et de chair à ses personnages pour a priori s'éviter une sur-enchère d'effets spéciaux. The Gray Man aurait pu être character-driven, il l'est par moments, mais avec trop de timidité. C'est ainsi dans ses moments non-maîtrisés de grande énergie visuelle qu'on remarque la simplicité du scénario et son mode très répétitif. Alors que, par ailleurs, les personnages disposent de dialogues et de situations idéales pour s'illustrer.
Un casting appliqué pour des personnages développés
C'est une réussite objective du film des frères Russo, leur casting est parfaitement constitué et les personnages choyés. Ryan Gosling et Chris Evans s'amusent, chacun à leur manière, dans des rôles écrits pour eux. Chris Evans est très convaincant en antagoniste cynique et violent. Et Ryan Gosling trouve naturellement son "Six", entre John Wick et Jason Bourne. Dans les scènes que ce dernier a avec Claire Fitzroy (Julia Butters, dotée d'une précocité de talent pas vue depuis Jodie Foster ), la nièce de son recruteur et mentor Donald Fitzroy (Billy Bob Thornton), on trouve de jolis moments. Des moments où "Six" s'ouvre un peu et laisse échapper quelques sourires, dialoguant même sur le mythe de Sisyphe avec la jeune fille.
Autre référence de bonne volonté, la rencontre à Prague avec Margaret Cahill (Alfre Woodard), qui accueille "Six" sur le morceau "Aline" de Christophe. L'actrice, ainsi que ses consoeurs au casting, dont Ana de Armas et Jessica Henwick, font bien plus que de la figuration et obtiennent un traitement d'une égalité remarquable vis-à-vis du casting masculin. Tous ces personnages ont une fonction mais n'y sont pas réduits, et apportent chacun des éléments humains qui enrichissent The Gray Man.
Un tour d'essai avant de monter en régime ?
Après Mourir peut attendre en 2021 et avant Mission : Impossible - Dead Reckoning Partie 1 prévu pour juillet 2023, The Gray Man a la chance de ne pas avoir face à lui une autre super-production d'action. Mais cela ne suffira pas, surtout après le ravissement des effets pratiques de Top Gun : Maverick, à s'établir au niveau désiré. Production Netflix, The Gray Man n'a pas dans ses objectifs celui de "sauver" le cinéma et ses salles - même s'il dispose d'une semaine d'exploitation dans plusieurs salles nord-américaines avant sa diffusion sur Netflix -, mais bien celui de concurrencer "artistiquement" les grands blockbusters.
Ce premier film, puisqu'il doit ouvrir une franchise, fait, dans un registre pas si éloigné, aussi bien que Tyler Rake. S'il ne peut, à lui seul, hisser son héros au niveau de James Bond ou Ethan Hunt, il a le temps et la recette pour le faire. Ses personnages sont convaincants, certains même attachants, l'ambition et l'action du calibre qu'il faut. Manque "simplement" l'exigence d'une expérience cinématographique, celle qui provoque de l'effroi, de l'accélération cardiaque, celle où l'on comprend immédiatement où a été dépensé le budget, nécessairement colossal. Celle où les images et le sound design épuisent le spectateur, parce qu'il vit et souffre tout près du personnage
The Gray Man sera à n'en pas trop douter un très grand succès de la plateforme Netflix, et devrait battre les records d'audience établis par Red Notice. Mais sans un effort sur l'artisanat et les effets pratiques nécessaires pour appartenir au plus haut niveau du genre du thriller d'action, la licence s'oubliera vite. À moins que sa suite ne monte la barre d'un seul petit cran...
The Gray Man d'Anthony et Joe Russo, disponible le 22 juillet 2022 sur Netflix. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.