CRITIQUE / AVIS FILM - Le nouveau film de Martin Scorsese n’a pas le droit à une sortie au cinéma en France. Un fait regrettable, d’autant plus après avoir eu la chance d’admirer The Irishman sur grand écran, mais qui au moins rend le long-métrage accessible partout. Alors, installez-vous dans le meilleur des fauteuils, mettez Netflix sur le plus grand des écrans dont vous disposez, et préparez-vous à une odyssée de plus de trois heures…
Parler de simple « film de mafia » pour The Irishman serait réducteur, tant ses ambitions sont toutes autres. Martin Scorsese a déjà signé quelques uns des plus beaux films sur le sujet, et ne tombe pas dans l’écueil de refaire ses plus grands succès. Mais cela ne nous étonne pas : le cinéaste a su se renouveler film après film, depuis maintenant cinquante ans. Son nouveau long-métrage est ainsi plus proche d’Il était une fois en Amérique que du non moins grand Les Affranchis, tant dans son traitement que dans l’histoire qu’il raconte.
J'ai toujours rêvé d'être un gangster...
The Irishman couvre une période de quarante ans d’histoire. À travers celle de Frank Sheeran, simple camionneur devenu bras droit du plus puissant syndicat d’alors, on entrevoit l’histoire des Etats-Unis, de ses présidents comme de ses figures moins reluisantes. On croise la grande histoire, que les protagonistes y prennent part ou qu'ils la voient se dérouler à la télévision. Car le personnage principal, joué par Robert De Niro, ne se considère ni comme un parrain ni comme un homme important : il n’est qu’un travailleur, qui finit par tuer comme il peindrait des murs.
S’il reprend le duo iconique Robert De Niro / Joe Pesci pour conter cette histoire, ce n’est pas un hasard. Martin Scorsese ne signe en effet pas un « simple » nouveau film, mais un film-somme. Non pas un best-of comme on pourrait le craindre, mais une incroyable réflexion sur les chefs-d’œuvre qu’il a signés, sur les thèmes qu’il a abordés, et donc, par extension, sur les acteurs qui sont devenus ses doubles de cinéma. Le plaisir que semble éprouver les deux acteurs à tourner de nouveau sous l’œil du cinéaste est ainsi palpable – idem pour Harvey Keitel, plus discret, mais dont les apparitions sont toutes aussi plaisantes.
La valse des acteurs
Mais une des grandes surprises est le retour de Joe Pesci sur le devant de la scène. Lui qui a été habitué aux personnages nerveux chez Scorsese, ou plus légers chez d’autres, trouve avec ce rôle sa partition la plus touchante – on y reviendra. Al Pacino, lui, nouveau venu sur la scène Scorsesienne, s'en donne à coeur joie : il se régale à gesticuler, à s’amuser devant un auditoire déjà comblé, ayant en commun avec ses partenaires de ne plus avoir rien à prouver de son talent.
Un des seuls bémols ressentis devant The Irishman est cependant lié aux acteurs, et plus particulièrement à la technologie utilisée pour raconter cette histoire d’une quarantaine d’années. Le de-aging, telle est le nom de cette nouvelle boîte de pandore. Cela sert en effet à rajeunir numériquement les acteurs, ce que tentent certains blockbusters depuis quelques années. Malheureusement, l’illusion a du mal à prendre, en particulier quand Robert De Niro apparaît âgé de quarante ans. Le ressenti dépend des spectateurs, mais peut-être qu’un maquillage à l’ancienne aurait moins créé cette sensation de voir un visage numérique…
Mais qu’importe, les scènes avec les acteurs les plus rajeunis occupant assez peu de temps d’écran, on finit tant bien que mal par s’y habituer. Une des trames temporelles principales n’est rien d’autre qu’un road-trip de septuagénaire, De Niro et Joe Pesci, soit tout ce qu’on a envie de voir au cinéma ! Et comme toujours chez Scorsese, les dialogues fusent, chaque personnage arrivant à exister à l’écran – tout comme l’amitié fraternelle qui unit les deux personnages … et les acteurs qui les incarnent.
Ralentir pour mieux contempler
The Irishman est un film réalisé par un cinéaste qui a l’âge de ses personnages, et qui possède non seulement une sagesse impressionnante, mais aussi un amour de filmer toujours aussi prégnant. Avec ce film, Scorsese confirme qu’avec Silence, sa carrière est entrée dans un nouveau tournant. Désormais, il ralentit pour mieux contempler, il prend son temps pour raconter ses histoires. En résulte un rythme différent, mais tout autant appréciable que celui, survolté, de la majeure partie de sa filmographie.
Les plans durent plus longtemps, mais sont toujours coupés au cordeau, avec une maîtrise qui impressionne. D’ailleurs, il serait injuste de citer le réalisateur sans mentionner Thelma Schoonmaker, sa monteuse historique, qui fait son travail plus discrètement, mais qui participe incontestablement à la réussite de ces films. Ne serait-ce que dans l’utilisation de la musique, l’exercice est flagrant : les morceaux utilisés sont une dizaine – là où dans Casino, on atteignait les trente ou quarante pistes. Mais cette fois-ci, le sujet n’impose plus l’enchaînement ininterrompu, mais l’utilisation sur une longue durée des musiques. Citons d’ailleurs le très beau thème composé par Robert Robertson, mélodie râpeuse qui renforce la stature de Frank Sheeran.
Le plan d’ouverture donne le ton : dans un ample mouvement de caméra du genre dont le réalisateur a le secret, on parcourt les couloirs d’une maison de retraite, pour se retrouver face à un Robert de Niro octogénaire, dans un fauteuil roulant. Il est poignant de voir les acteurs vieillir sur grand écran – malgré notre petite réticence sur la technologie -, et pour cela la dernière partie du film est poignante. En cela, The Irishman possède peut-être la fin la plus émouvante qu’il nous ait été offerte par Scorsese, venant refermer un long-métrage fleuve, d’une fascinante mélancolie.
De là à parler d’un film-testament, il n’y a qu’un pas ; il s’agit plutôt du film-testament d’une partie des films de son cinéaste. Car s’il clôt tout un pan de la filmographie de Scorsese, il le fait tout en étant dans la continuité de cette dernière période initiée avec Silence, et on attend avec grande curiosité de voir ce que Marty nous réserve pour la suite.
Un nouveau départ
On y retrouve toujours cet art du détail, et un plaisir non feint à filmer des beaux costumes, des belles voitures, des grands acteurs. Si la violence explose encore, et plus d’une fois, elle est filmée sous un œil neuf. Non pas que le cinéaste ait été complaisant avec la violence dans ses films précédents, mais ici elle est exercée presque par lassitude par les criminels. Des armes jetées d’un pont suffisent à comprendre que les meurtres s’enchaînent ; d’ailleurs, un très beau plan séquence préfère filmer des fleurs dans une vitrine qu’une exécution…
Même s’il est axé autour de la vieillesse, même s’il est mélancolique et touchant, The Irishman n’est cependant pas un film morbide. Au contraire, il s’agit du fruit d’un cinéaste toujours aussi pétillant, qui continue de s’émerveiller, comme il l’annonçait en ouvrant cette décennie avec Hugo Cabret. L’humour est ainsi omniprésent : non pas qu’il s’agisse d’une comédie, car on retrouve une étonnante fraîcheur, une joie de vivre qui transgresse l’environnement pourtant très sombre dans lequel se déroule l’histoire. Le personnage le plus triste est ainsi le plus jeune : le regard de la fille de Franck (magistrale Anna Paquin) sur son père est terriblement négatif, et c’est cela – beaucoup plus que les crimes – qui tourmente le protagoniste.
L’ampleur du long-métrage de Scorsese ne se ressent plus dans le mouvement ininterrompu, mais dans le temps qui s’étiole. S’il ralentit, Scorsese maitrise toujours à la perfection le rythme de ses films, et les trois heures et demie de durée ne se font pas ressentir outre-mesure. Au contraire, on savoure chaque plan, chaque instant, devant ce qui n’est peut-être pas « le » plus grand film de son auteur, mais un des chefs-d’œuvre qui parcoure une filmographie qui n’est pourtant pas avare en la matière...
The Irishman de Martin Scorsese, disponible sur Netflix le 27 novembre 2019. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.