CRITIQUE / AVIS FILM - Avec "Un autre monde", Stéphane Brizé remet Vincent Lindon sous le feu du monde du travail, cette fois-ci dans la peau d'un dirigeant en détresse professionnelle et personnelle, contraint à une logique irrationnelle. Un film froid, dur, et sublimé par l'émotion que livrent des comédiens au sommet de leur jeu.
Un autre monde, ultime opus d'une trilogie unique
Après La Loi du marché et En guerre, récits du quotidien d'un chômeur longue durée et d'un leader syndical, Stéphane Brizé et Vincent Lindon partent cette fois avec Un autre monde dans le milieu des dirigeants, la caméra serrée sur un directeur de site industriel, Philippe Lemesle, confronté à la nécessité d'un plan social. Une nécessité qu'il ne comprend pas, puisque le groupe américain propriétaire se porte plutôt très bien. Un autre monde étend la vue du scénariste et réalisateur à ce milieu, pour offrir avec cette trilogie sur le monde du travail l'ambition d'un recueil quasi exhaustif de ses violences.
Une critique tendue de l'ultralibéralisme
À la manière de l'écriture (avec Olivier Gorce) et de la mise en scène de Stéphane Brizé, entrons immédiatement dans le vif du sujet. Philippe Lemesle (Vincent Lindon) et Anne Lemesle (Sandrine Kiberlain) sont en plein divorce, après des années de vie commune. Ils ont deux enfants, Juliette et Lucas (Anthony Bajon). Juliette vit aux États-Unis, et Lucas souffre psychologiquement. Avec leurs avocats, ils essayent de trouver les bonnes modalités de la séparation.
Mais le mal est plus profond, un mal qu'aucun partage financier ne peut adoucir. Le mal est déjà fait, dans la vie personnelle comme professionnelle de Philippe. Son foyer est en train d'exploser, comme l'est aussi sa situation au travail. Directeur d'un site industriel français appartenant à un grand groupe américain, il doit se séparer de 58 personnes, ce qui l'atteint aussi bien sur le plan moral que purement professionnel : il n'y a strictement aucune raison de se séparer d'eux.
Vincent Lindon, comme pour les deux précédents volets de cette grande trilogie sur le monde du travail, rayonne. Ou plutôt, il irradie avec noirceur autant la force de caractère qu'un profond malheur. Alors qu'on pourrait concevoir que sa situation le protège, il n'en est rien. Malgré son intelligence, ses relations, sa réputation, il souffre intensément, emporté malgré son libre-arbitre dans une mécanique tragique.
Une mécanique qui n'est autre que celle que Stéphane Brizé souhaite déconstruire et exposer, celle de l'ultralibéralisme qui détruit les collectifs et les individus en un claquement de doigts.
Chronique d'une destruction totale
On ne retient pas particulièrement les échanges entre lui et les équipes de l'usine, ceux-là étant par nature limités. Philippe Lemesle n'a pas assez de temps, les délégués syndicaux ne lui font pas confiance, ils recherchent la même fin mais les moyens ne sont pas les mêmes. Et surtout, il a le pouvoir, ils ne l'ont pas. C'est dans les réunions avec la directrice France du groupe, glaçante Marie Drucker, et avec les autres directeurs des sites français, que se développe ainsi la lutte de Philippe pour sa survie, celle de son usine et celle de sa famille.
La condescendance, le cynisme, les revendications égoïstes, les trahisons, ce qui peut exister plus bas dans une hiérarchie existe ici aussi, et les manières peut-être plus aimables de faire ne cachent pas la pure violence de la situation. Une violence froide, distanciée, qui culmine dans une séquence exceptionnelle de visio-conférence avec le CEO américain du groupe. Toutes les années données à son travail valent finalement autant que celles données par ses employés, c'est-à-dire aux yeux de ses patrons : à peu près rien.
Avec son formidable comédien, et le non moins formidable reste du casting, Stéphane Brizé montre aussi les dommages collatéraux de l'engagement total de Philippe dans sa vie professionnelle. On comprend d'entrée de jeu qu'Anne a sacrifié sa carrière professionnelle pour celle de son mari, et que ce sacrifice n'aura pas servi à grand chose, si ce n'est à la détruire elle et affecter profondément leurs enfants.
On le voit peu, mais Anthony Bajon livre une grande performance en tout jeune homme déboussolé, fragile psychologiquement, au bord de la folie. En une scène magistrale et terrifiante, embarqué dans une théorie mathématique bouleversante d'ineptie, il arrive à transmettre toute la violence vécue par cette famille. Une exposition de maux avec la conscience qu'il n'existera jamais vraiment de remèdes, à moins de tout renverser, et la très puissante émotion d'Un autre monde vient de ce constat. L'enfant étant l'incarnation vivante des enjeux de l'avenir, vivre à ce moment ce récit du point de vue de Lucas est ainsi littéralement déchirant.
Un autre monde reste à construire
Le film s'ouvre sur un long plan qui suit des photos de la famille accrochées au mur, un plan long et ininterrompu pour fixer une dernière fois un foyer qui va s'effondrer et laisser chacun dans sa solitude. Lucas est dans un centre de repos, Juliette est à New York, Anne est absente, comme rayée, et Philippe est seul dans son combat, vain, pour sauver ce qui peut l'être. Ainsi acculé, il va commettre des erreurs - surtout au sens de son entreprise -, et s'exposer à un licenciement pour faute grave. Va-t-il accepter les manoeuvres que sa direction lui propose pour préserver sa situation personnelle, aux dépens de celles des autres ?
Un autre monde se termine sur une petite lueur d'espoir, après un récit dense et vertigineux, servi encore par une performance majeure de son rôle principal. Le titre Un autre monde a ainsi deux sens : celui du monde des dirigeants, et celui qu'il faut faire exister, qui est antagoniste à l'autre et serait un monde un peu meilleur. La boucle ne sera peut-être jamais bouclée, puisque la trilogie de Stéphane Brizé explore l'insoluble, mais elle aura livré un exceptionnel panorama du monde du travail contemporain.
Un autre monde de Stéphane Brizé, en salles le 16 février 2022. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.