CRITIQUE/AVIS FILM - La grande beauté de "Voyage au pôle sud" saute aux yeux dans l'expérience esthétique puissante et inédite proposée par Luc Jacquet. Un film différent, captivant, aux images magnifiques, mais qui s'embarrasse un peu de sa propre contradiction.
Le retour de l'empereur
Étrange, et très souvent ravissant, que le film de Luc Jacquet Voyage au pôle sud. Trente ans après ses premiers pas en Antarctique, dix-huit ans après le succès international La Marche de l'empereur (Oscar 2006 du meilleur film documentaire) et six ans après L'Empereur, c'est ainsi un nouveau voyage que le scientifique et documentariste entreprend. Là où tout a commencé, là où aussi, au bout du monde, tout s'arrête peut-être.
En effet, loin du geste pédagogique à la première personne - un couple de manchots et leur petit - de La Marche de l'empereur, Voyage au pôle sud est une expérience d'abord profondément esthétique. Esthétique et très personnelle, puisque le narrateur est en Luc Jacquet, et qu'il est le personnage de ce film.
Des souvenirs, des observations et des réflexions, sa voix égrène sur des images à la photographie splendide un récit de voyage, comme dans les livres qu'il lisait quand il était jeune et qui tenait autant du carnet d'exploration que du roman d'aventure.
Voyage au pôle sud est ainsi ravissant, parce qu'il prend par la main du spectateur pour le conduire dans un film qui pourrait tenir d'une rêverie, avec ses images profondes et renversées, son magnifique noir et blanc éclatant, et un son ultra-travaillé pour proposer une immersion totale. L'objectif collé à la paroi des icebergs et de la roche, plongé sous la glace avec les phoques, à hauteur d'un groupe de manchots, chaque image du long-métrage de Luc Jacquet est d'une beauté photographique incontestable, et la très jolie bande originale vient parfaire cette sensation de grand voyage.
Un documentaire esthétique et étrange
Hommage, révérence au "désert blanc" qui l'obsède et le passionne, Luc Jacquet parle souvent et se montre parfois. Une main posée sur le bastingage du brise-glaces qui avance dans les vagues. Un corps emmitouflé en arrière plan, parfois plus proche mais flou, une silhouette qui s'amenuise dans un grand plan large où le blanc du ciel et celui de la banquise se confondent parfaitement. Présent, mais avec une tendance progressive à s'effacer, l'échelle grandissant à mesure que le voyage progresse.
Radical dans son effort esthétique, dans les sensations recherchées, Voyage au pôle sud prend cependant un risque avec cette voix-off, qui vient en partie contredire sa démarche pleine de bonnes idées. C'est-à-dire que le film semble dans sa proposition vouloir aller au-delà du discours, au-delà du partage d'un enjeu clairement formulé. Il n'y a pas de drame dans Voyage au pôle sud, de péripéties, il n'y a pas d'anthropomorphisme de la faune et de l'environnement, mais "seulement" une navigation visuelle et sonore très aboutie du monde à son état le plus sauvage.
Cette expérience fonctionne, parce que jamais le pôle sud n'a ainsi été montré et que ces images restent. Mais elle est aussi étrange et parfois confuse. En effet, Voyage au pôle sud souligne, volontairement par sa magnifique approche esthétique et involontairement par la complexité superflue de son récit en voix-off, que le rapport de l'humanité à l'environnement se joue maintenant au-delà des mots.
Images contre langage
L'état de catastrophe environnementale mondiale est évident, documenté, connu de tous, et pourtant les actions profondes des sociétés n'existent pas encore. Ce n'est donc pas faute d'en parler et Luc Jacquet, qui évoque à plusieurs reprises des "forces telluriques" et joue avec les échelles pour faire de chaque élément un monument, veut placer son spectateur dans ce rapport individuel de sensations humain/nature avec une grande force esthétique pour convaincre. Force qui pourrait se passer d'un discours oral.
Pourquoi alors ne pas assumer ce geste jusqu'au bout et laisser à ces images et leur musique toute la narration ? Pris dans un déséquilibre entre le fait de montrer et celui de dire, Voyage au pôle sud se prend ainsi dans le piège de son ambitieuse acrobatie : trop en dire là où montrer a instantanément suffi.
L'ambition de Luc Jacquet finit ainsi par plier un peu sous le poids de sa démesure, celle de faire de Voyage au pôle sud une expérience esthétique inédite et supérieure, et aussi un récit de voyage, des mémoires, avec une voix-off dont l'intention classique parasite par moments les sensations délivrées. Mais il en réussit plus que l'essentiel, et son très beau documentaire parvient à offrir une expérience de cinéma captivante.
Voyage au pôle sud de Luc Jacquet, en salles le 20 décembre 2023. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.