CRITIQUE / AVIS FILM - Donnez l'impossible à Steven Spielberg, il en fera quelque chose. 60 ans après la sortie d'un des plus grands films de l'histoire du cinéma, le réalisateur américain propose son "West Side Story", une comédie musicale ambitieuse et inspirée, intelligemment renversée sur son propos et ses manières par rapport au film de 1961. Du grand cinéma musical dont la maîtrise est éclatante de bout en bout, avec un discours humain et politique inédit, qui fait de ce film une des plus majestueuses et belles productions de l'année
Steven Spielberg, toujours à la bonne distance
L'idée de produire un nouveau film West Side Story était-elle bonne ? Depuis l'immense succès du film de 1961, et avec une représentation théâtrale tout autour du monde et quasi continue depuis sa première à Broadway en 1957, difficile d'ignorer s'attaquer à un monument et plus difficile encore espérer faire mieux. Il fallait donc faire différemment, proposer une vue narrative et une mise en scène qui ne seraient pas celles de Jerome Robbins et Robert Wise en 1961. Qui d'autre, alors, que Steven Spielberg, pour faire un nouveau film ? Il ne faut pas s'y tromper, ce West Side Story version 2021 n'est pas un remake du film historique, c'est une adaptation originale de la comédie musicale créée par Arthur Laurents, Stephen Sondheim et Leonard Bernstein en 1957.
Qui d'autre donc que le maître incontesté d'Hollywood, le réalisateur aux nombreux chefs-d'oeuvres et duquel même les films dits mineurs sont des démonstrations de narration, de mise en scène, de cinématographie et d'interprétation ? Confier un tel projet à Steven Spielberg, un tel héritage - West Side Story a été récompensé en 1962 de 10 Oscars -, apparaît alors comme une nécessité : tant qu'à faire un autre film, celui-ci ne peut surtout pas être envisagé à la légère ou raté. Heureusement, et ce n'est pas une surprise, son West Side Story est un très beau film, maîtrisé de bout en bout, dialogué chanté et dansé avec brio, mis en scène avec génie.
Un West Side Story original
Mieux encore, alors que la narration de cette tragédie à la fois classique et moderne aurait pu rester la même, l'histoire suivant la track list originelle où chaque morceau constitue une étape, Steven Spielberg et son scénariste Tony Kushner ont renversé plusieurs séquences pour offrir une vue différente, et appuyer le propos politique de l'oeuvre.
Là où en effet le film de 1961 proposait une histoire hors-sol dans un cadre formel réaliste, celui de 2021 ancre son histoire dans la réalité contemporaine et à l'inverse lui donne une forme plus scénique et faussement plus légère. Comme s'il y avait plus de jeu dans le film de Spielberg, paradoxalement il grandit son histoire, quand celle-ci en 1961 semblait parfois pur prétexte à la bravoure des chorégraphies et des chants.
Plus de diversité, plus d'intentions et plus de propos
Sans surprise, le monde de 1961 n'est pas celui de 2021 et juger également les intentions des deux films serait une erreur. Les États-Unis des années 1960 composaient par exemple avec un racisme ordinaire qui n'est jamais un sujet dans et autour du premier film. Ainsi, beaucoup des interprètes de la bande des Sharks, des Portoricains, n'étaient pas du tout originaires d'Amérique Latine, preuve que cette tragédie shakespearienne faisait strictement primer son spectacle sur tout le reste. Si dans le West Side Story de 1961 Rita Moreno (Anita) l'est, ce n'est pas le cas de Maria (Natalie Wood, américaine née d'immigrés russes) et de Bernardo (George Chakiris, américain né d'immigrants grecs).
Steven Spielberg renverse complètement cette situation pour favoriser un discours et tirer une photographie du monde contemporain. Les interprètes des Sharks sont cette fois issus de la communauté latino et ne sont volontairement pas sous-titrés lors de leurs dialogues en espagnol. Trait de génie : en ne les traduisant pas, ils sont rendus d'autant plus visibles et n'en sont pas moins compréhensibles.
Les fans du premier film seront déstabilisés : les lieux changent, les interprètes des chansons changent, la narration change. Moment le plus symbolique de ce changement : le morceau "Cool" interprété non plus par Ice après le combat final, mais par Riff et Tony, dans une tentative de désescalade de la violence avant ce combat. Et autre changement très symbolique aussi, le morceau "America", qui ne se chante plus et ne se danse plus sur les toits entre quelques proches, mais s'exécute en pleine rue, les Sharks marchant et dansant dans New York, la foule grandissant et le cadre s'élargissant pour rendre plus tangible les paroles très politiques de la chanson. Un monde de couleurs soulignées, les vêtements, les voitures et les immeubles, pour s'opposer radicalement au monde gris, froid et détruit des Jets.
Une mise en scène et des chorégraphies bouleversées
Moins aérien et plus réel, plus "street", la mise en scène prend les codes chorégraphiques d'aujourd'hui pour ramener West Side Story à bonne hauteur de ce que le film veut dire du monde. Ainsi, alors qu'on assistait à une démonstration de danse acrobatique, de la quasi voltige, dans la scène du bal de l'oeuvre de 1961, on se retrouve aussi dans une forme de battle tendue, où les pieds frappent le sol, avec une caméra souvent en contre-plongée, - ces jambes-là seraient presque celles des nageurs dans Les Dents de la mer... Les danses sont ainsi celles d'aujourd'hui, et on y devine l'inspiration du krump, danse hip-hop née à Los Angeles qui traduit dans ses coups et sa rythmique un élément de territorialité, d'enracinement dans un espace. Des chorégraphies moins spectaculaire dans un sens, mais tellement plus investies dans un autre.
Steven Spielberg renverse donc avec brio West Side Story, et donne du sens politique là où il n'y en avait que si peu. Par exemple, lors de la sérénade nocturne partagée entre Tony et Maria, où les grilles et les escaliers à franchir sont autant de barrières communautaires. Encore, les explosions de gravats et de poussière autour des Jets lorsque ceux-ci se déchirent sur "Cool" ou ouvrent le film avec leur hymne "Jet song". Ceux-là figurent un monde d'avant, magnifiquement incarné dans le personnage de Riff (la révélation Mike Faist), orphelin, délinquant, privé de destin - comme l'explique bien l'officier Shrank (Corey Stoll) dès le début du film - et dont la hargne cache mal la grande perdition mélancolique.
Point intéressant, dans le film de 1961 Riff était un personnage plutôt joyeux et aux actions essentiellement ludiques, se reléguant en arrière-plan de l'histoire de Tony. Dans leur West Side Story, c'est encore renversé par Steven Spielberg et Tony Kushner, où finalement l'histoire d'amour entre Tony et Maria semble presque secondaire, inscrite dans une histoire collective plus grande. L'histoire des clans n'est plus le background d'un Roméo et Juliette modernisé, mais devient aujourd'hui le coeur de l'histoire de West Side Story.
Un casting formidable et inédit
Steven Spielberg réalise donc un West Side Story inédit, neuf, surprenant, où la table a tourné. Et à cette table s'asseyent des interprètes talentueux, pour beaucoup des découvertes. Il y a Mike Faist, charismatique et émouvant Riff, Rachel Zegler en une Maria angélique et jouet du destin - sa chanson "I Feel Pretty" exécutée en ironie tragique après le meurtre de Bernardo (David Alvarez) par Tony résonne gravement vis-à-vis de la version de 1961 où elle est la promesse naïve d'un futur radieux -, il y a au premier plan la formidable Ariana DeBose en Anita, révélée par The Prom, actrice afro-portoricaine et personnalité engagée. Il y a aussi Tony, interprété par un Ansel Elgort qui trouve dans ce rôle l'occasion de mettre en avant son charisme si particulier, à l'expression intérieure, avec sa manière de n'être jamais tout le temps vraiment là. S'il ne livre pas une performance exceptionnelle, il fait le travail avec application et on croit sincèrement qu'il finira d'éclore dans de prochaines productions.
Et enfin, Rita Moreno, interprète d'Anita dans le West Side Story d'alors, et Valentina dans celui d'aujourd'hui, un rôle sur-mesure au regard de ce retour, un rôle de sage et de témoin. Elle vient justement souligner le temps passé, soixante années, le temps de cinéma et le temps de société, offrant en plus et en définitive une version féminisée de West Side Story, où la tendance masculine historique à rouler des mécaniques devient entièrement obsolète.
C'est ce qu'on dit et ce qu'on observe de Steven Spielberg : il ne rate jamais. On n'avait pas forcément besoin d'un autre film West Side Story, mais puisqu'il en a été décidé autrement il y en a donc un, et il n'aurait pas pu être plus réussi, plus respectueux du premier film tout en étant très différent, et plus intéressant. À la bonne distance, au bon moment, au bon endroit, avec du grand talent à tous les étages de cette production, Steven Spielberg signe avec West Side Story un très grand film de cinéma et une très belle comédie musicale.
West Side Story, de Steven Spielberg. Le 8 décembre 2021 en salles. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.