CRITIQUE / AVIS FILM - On sort du douzième long-métrage de Quentin Dupieux, "Yannick", le coeur plein et serré. Avec des performances magistrales de Raphaël Quenard et Pio Marmaï, une histoire aussi belle que tragique, le cinéaste tient peut-être là son plus beau film.
Yannick, brillant contrepied
Le cinéaste à la filmographie singulière, unique dans le cinéma français, manie la surprise d'une main de maître. Si bien qu'on a fini depuis longtemps d'attendre quelque part Quentin Dupieux, tant ses directions sont imprévisibles. Il y a plusieurs surprises dans ce Yannick. D'abord, le film en lui-même, tourné en six jours et en secret, planqué derrière l'annonce de son autre film de l'année, Daaaaaali !. Ensuite, son postulat : l'interruption d'une mauvaise pièce de théâtre de boulevard par un spectateur mécontent. Enfin, le tour quasi conventionnel que prend son récit. Mais chez l'auteur de Rubber et Incroyable mais vrai, même le conventionnel n'a rien d'habituel.
Peut-être fatigué qu'on range trop facilement, comme pour s'en débarrasser, son cinéma dans la catégorie "absurde", Quentin Dupieux a cette fois-ci choisi un univers réaliste, des personnages médiocres - ou plutôt moyens -, et un déroulé logique. Décevant ? Facile ? Que nenni : Yannick ravit par son originalité, sa maîtrise, les grandes performances de ses comédiens, et sa profonde émotion.
Un personnage à la sincérité terrassante
Yannick en a assez. Il a fait du chemin pour venir voir la pièce, une heure de transport, a dû prendre un congé. Son boulot, gardien de nuit d'un parking en lointaine banlieue, est bien monotone, et il souhaitait se changer les idées. Yannick n'est pas un érudit lettré, pas un bourgeois parisien, c'est un gars simple qui veut passer du bon temps. Problème, interrompant la représentation, il explique dans un magistral monologue que la pièce qui se joue, "Le Cocu", a tout l'effet inverse sur lui. Il voulait s'amuser, il est déprimé. La pièce est mauvaise, ses comédiens sont mauvais, et c'en est donc trop pour lui.
Raccompagné hors de la salle par le comédien principal Paul Rivière - formidable Pio Marmaï tout en effets excessifs puis authenticité -, on pense que Yannick pourrait repartir, et tant pis pour sa soirée. Mais Paul Rivière, histoire de remettre le public dans l'ambiance bêtement potache de la pièce, s'autorise des moqueries à son égard. Ces quelques mots, Yannick resté à la porte les entend, et le ramènent dans la salle. Armé, cette fois-ci. L'incident, d'anecdotique, se transforme alors en prise d'otages. Yannick tient à passer une bonne soirée, et il va donc écrire sa propre pièce, que les comédiens vont jouer. Et de très drôle, Yannick devient alors inquiétant, haletant, et émouvant.
Comme à son habitude, Quentin Dupieux raconte son histoire dans un format ramassé. Aucun gras, aucun effet superflu, avec des plans longs et larges au format carré qui exigent de ses comédiens un jeu parfait, Yannick va droit à l'essentiel.
Réalisme et tragédie
Les deux pieds bien ancrés dans le réel, en une heure et des poussières, Quentin Dupieux montre la trajectoire pleine de cet étrange spectateur. Pour la première fois, il réalise un film centré sur un seul personnage, et Raphaël Quenard y trouve son deuxième rôle-titre après l'excellent Chien de la casse. L'acteur, pour qui le film a été écrit, après des participations à Mandibules et Fumer fait tousser, transporte l'audience - celle dans le film et celle du film - là où il veut, tour à tour sympathique, menaçant, brillant et à côté de ses pompes.
Autour de lui, les personnages de la pièce redevenus comédiens paniquent, ont peur, mais sourient parfois de son allure si débonnaire et de ses remarques surprenantes. Quelque chose se passe. Et puis, on touche au sublime, un pétage de plombs spectaculaire de Paul Rivière, à bout. L'art est là, l'authenticité que demandait Yannick est enfin là, l'audience se lève et applaudit l'acteur effondré, ses partenaires l'entourent. Yannick est ému. L'air de rien, subrepticement, Quentin Dupieux s'est mué en dramaturge classique, déposant le spectateur au troisième acte de ce qui se révèle être une déchirante tragédie.
On ne dira quasi rien de la fin, si ce n'est que le réel y fait une dernière irruption totale, émouvante, et qui serre désespérément le coeur. Yannick est-il ainsi le film le plus personnel comme le plus "méta" de Quentin Dupieux, qui dit lui-même qu'un film, une représentation artistique, est une prise d'otages ? Peut-être. Yannick est-il le film "à l'os", dénué d'artifices, paradoxalement le "nonfilm" - titre de son premier long-métrage - dont il est en quête depuis toujours ? Peut-être. Yannick est-il son meilleur film ? Peut-être. Sans doute.
Yannick de Quentin Dupieux, en salles le 2 août 2023. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.