CRITIQUE SÉRIE - Bruno Dumont replonge dans l’univers de « P’tit Quinquin » avec une seconde saison intitulée « CoinCoin et les Z’inhumains ». Les gamins du Nord et les inspecteurs Van der Weyden et Carpentier y sont confrontés à une menace extra-terrestre, sous forme d’une bouillasse qui tombe du ciel.
Le choc qu’avait suscité le revirement inattendu de Bruno Dumont en apôtre de la comédie absurde lors de la diffusion sur Arte de la première saison de P’tit Quinquin en 2014, est encore dans toutes les têtes. Même si, in fine, ce brusque changement révélait en creux les rapprochements possibles entre les drames les plus austères et les pitreries burlesques, dire que l’on n’attendait pas Bruno Dumont sur ce terrain-là est un euphémisme. Depuis, quatre années ont passé et la position de Dumont s’est clarifiée, a été théorisée et s'est développée au fil de ses derniers films : Ma Loute et Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, tout aussi déroutants que P’tit Quinquin. Il s’agit pour Dumont de pousser les curseurs de l’absurde et du grotesque toujours plus loin, comme il avait auparavant tiré ceux du drame humain jusqu’à un point de non-retour. CoinCoin et les Z'inhumains s’inscrit pleinement dans ce mouvement.
Plus qu’une simple continuité de la première saison de P’tit Quinquin, cette suite prend surtout en compte la durée qui s’est écoulée entre les deux saisons, afin de jouer avec ce décalage temporel. Quatre années après, les personnages ont grandi. P’tit Quinquin (Alane Delhaye) se fait désormais appeler Coin Coin et est un jeune pré-pubaire, et Eve (Lucy Caron) est en couple avec une jeune fille. De plus, planant en toile de fond, la menace terroriste (celle de l’épisode 4 de la saison 1) a laissé place aux traversées, dans l’arrière-plan, de plusieurs groupes de migrants silencieux et démunis. Et si les personnages de la série ont plus ou moins évolué, changé, voire muté, le décor reste, quant à lui, toujours le même.
L’aventure reprend dans cette région du Nord, où le petit quotidien des habitants du coin sera perturbé par des événements extraordinaires dignes de The Thing ou de L'Invasion des profanateurs de sépultures. L’occasion pour Bruno Dumont de livrer ici une variation de la première saison de P'tit Quinquin, comme une série parallèle, ni tout à fait similaire ni fondamentalement différente, où l’on retrouverait toute la troupe pour un spectacle alternatif.
Apocalypse Now
Tout paraît ainsi régit par la même idée de la série « en double », à la fois identique et différente. CoinCoin, comme P’tit Quinquin, alterne entre la vie des jeunes gamins de la région et les pérégrinations bouffonnes des inspecteurs Roger Van der Weyden (Bernard Pruvost) et Rudy Carpentier (Philippe Jore). Mais le point d’équilibre narratif penche plus sur ce dernier duo que sur la bande à CoinCoin. CoinCoin, comme P’tit Quinquin, est construite autour de la résolution d’un mystère. Mais il est passé du genre policier au genre science-fictionnel, avec une « Glu », masse visqueuse, qui tombe du ciel pour créer des clones « in’humains ». Enfin, CoinCoin, comme P’tit Quinquin, se joue de variations de tons tout en donnant un semblant d’ordre (formel, narratif, émotionnel) au chaos environnant. Mais ici, plus que jamais, et malgré le risque évident d’un effondrement du comique, bouffi par une surcharge de grotesque, Bruno Dumont en repousse encore les limites.
En opposition à la comédie précautionneuse, Bruno Dumont n’hésite pas à s’enfoncer corps et âme dans les blagues les plus terre-à-terre ou les plus tarabiscotées, donnant à voir des situations abracadabrantesques s’entortiller autour de leurs propres gags. La limite de ces débordements volontaires et délirants, là où la première saison de P’tit Quinquin pourrait même paraître rétrospectivement « normale », surgira d’ailleurs à quelques reprises. Notamment dans l’épisode 3, intitulé « D’la glu, d’la glu, d’la glu !!! », où l'on est témoin d'un jeu de double tirant sans doute un peu trop sur la même corde. Le reste du temps, les explorations de Dumont permettent de faire éclore, tout au long de cette saison, un comique de répétition d’un équilibre surprenant, où pirouettes dissonantes et dérapages incontrôlés s'enchaînent et se nouent avec une simplicité désarmante. C'est lorsque l'on pense, à chaque fois, pouvoir se lasser de toutes ces pitreries sans fin que l'on finit par se rendre à l'évidence qu'une énergie sans limite pourrait relancer la machine burlesque ad vitam aeternam.
Carnaval du double
Alors certes, les corps, les visages et le langage ont toujours été les premières armes de la satire et de la caricature à l’écran. Mais dans CoinCoin, ces outils comiques récurrents, usés jusqu'à la moelle, atteignent des sommets assez inédits. La gueule de l’inspecteur Roger Van der Weyden, déjà d'une plasticité étonnante dans P’tit Quinquin, devient dans CoinCoin une improbable tronche de pâte à modeler, en mutation permanente. L’accent prononcé des habitants du Nord est ici transformé en une combinaison d’onomatopées, que les personnages eux-mêmes semblent ne pas comprendre. Les corps, organiques ou mécaniques, chutent, dérapent et trébuchent systématiquement. Enfin, la galerie de personnages et autres freaks chelous, déjà magnifiquement colorée et variée dans P’tit Quinquin, devient, dans cette suite, un véritable défilé de déguisements improbables, illustration cartoonesque d’un monde alternatif où toutes les individualités, dédoublées ou non, finiraient par danser ensemble dans une ronde collective.
Le bouquet final de la saison, en forme d’apothéose macabre et carnavalesque, vient magnifiquement conclure une série dont les figures, bien que semblant au départ se diriger vers des directions opposées et contradictoires, ne pouvaient que converger les unes vers les autres. Migrants paumés, flics teubés, extra-terrestres louches, morts-vivants, jeunes voyous, vieux paysans, homosexuelles, quidam, cis-genre lambdas, politiciens benêts ou on-ne-sait-qui d’autre : ils sont tous différents mais finissent bien par chanter en chœur, comme s'ils étaient les habitants inconscients d'une utopie vénérant leur singularité. C'est d'ailleurs au regard du contexte culturel et social duquel P’tit Quinquin et CoinCoin ont tous deux émergé, sur fond de crise identitaire et de bouleversement du genre, que les meurtres étranges ou les doppelgänger grotesques de Dumont finissent par prendre une toute autre dimension, à la fois culturelle et idéologique. Derrière la farce de CoinCoin se trouve ainsi, dans la pure tradition de la caricature à la française, l’un des portraits les plus justes et les plus fidèles de notre société contemporaine, si plurielle, si chaotique, si grave, si drôle et si belle à la fois.
CoinCoin et les Z'inhumains de Bruno Dumont, diffusée sur Arte à partir du 20 septembre 2018. Ci-dessus la bande-annonce.