Retour sur les sept derniers films (en huit ans) de la machine Denis Villeneuve. De Polytechnique à Hollywood, le très bankable réalisateur canadien n'a cessé de nous livrer un discours de plus en plus réflexif sur la capacité unique du cinéma à contrôler le temps.
1. Polytechnique, le trauma
2009. Denis Villeneuve est encore un cinéaste local quand sort Polytechnique, un drame cru en noir et blanc sur la tuerie de l’Ecole Polytechnique de Montréal en 1989. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes et long de seulement une heure dix, Polytechnique porte pourtant déjà toutes les caractéristiques d’un film à ampleur : gestion du temps, pluralité des événements et multiplicité des points de vue. À travers un style encore timide, Denis Villeneuve s’impose pourtant déjà comme l’un des cinéastes Canadiens en vogue, après que ses deux premiers films, Un 32 août sur Terre et Maelström, au succès notable sans être remarquable, ont tous deux représentés le Canada aux Oscars, en 1999 et 2001.
Sur le modèle narratif du Elephant de Gus Van Sant, Polytechnique est construit sur une pluralité des traumatismes. Le choc y est mis en scène à travers différents personnages et Villeneuve semble vouloir transmettre la caractère bien spécifique du temps (sa dilatation, sa durée selon le point de vue) dans ce genre d'événement.
À l'écran, Polytechnique semble, en cela, un peu à part en comparaison de ses films suivants. Pourtant, en s’attardant sur le poids du passé et les conséquences - immédiates ou à long terme - que peuvent provoquer un événement particulier, Denis Villeneuve lance avec ce film une série de long-métrages centrés sur le poids des actes et du temps, jusqu’à Blade Runner 2049 qui semble, en bon film « retro-viseur », être toujours lié à cette même idée.
2. Incendies, le secret
2010. Tournant pour la carrière du réalisateur canadien avec la sortie d’Incendies, inspiré de la pièce éponyme de Wajdi Mouawad, elle-même basée sur la vie de Souha Bechara, militante de la résistance libanaise qui, à l’âge de vingt ans, a été arrêtée puis détenue dans la prison clandestine de Khiam pour avoir tenté d’assassiner Antoine Lahd, général de l’Armée du Liban Sud. Si la filiation avec la vie réelle de cette résistance parait, après avoir été remaniée par une double adaptation Mouawad-Villeneuve, assez lointaine, Incendies perpétue l’idée de Polytechnique sur les affres du temps et des événements passés.
L’idée reste la même, mais la particularité d’Incendies, celle qui fait de ce film l’un des plus marquants de la filmographie de Villeneuve (et celui qui l'a révélé à l'international), demeure dans son rapport rétrospectif au dévoilement. Par des lettres posthumes, les enfants de la défunte Nawal Marwan sont amenés à enquêter sur l’histoire chaotique de leur mère. Au fur et à mesure, Incendies dévoile le passé de la résistante libanaise. En faisant écho à la vision rétrospective de la tuerie de Polytechnique, les témoignages des différents personnages ayant connu Nawal Marwan font sens dans la filmographie encore naissante de Villeneuve. Cette intrigue à « étapes », qui est encore nouvelle pour l’auteur, impressionne par sa maîtrise parfaite du rythme des révélations progressives en évitant l’écueil d'un « twist » frappant.
3. Prisoners, l’impuissance
2013. Villeneuve s’impose définitivement comme le réalisateur à suivre avec la sortie de sa première production Hollywoodienne : Prisoners, un thriller noir sur un enlèvement d’enfants en Pennsylvanie. Le réalisateur obtient un budget cinq fois plus important que celui d'Incendies (6,5 millions de dollars pour Incendies, 46 millions pour Prisoners) et la distribution passe dans une toute autre catégorie : Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Viola Davis ou encore Paul Dano sont au casting. Egalement, jusqu’ici auteur de tous ses longs-métrages, Villeneuve n’écrit pas le scénario de Prisoners et n’écrira, par la suite, aucun de ses futurs films.
L’évolution principale de Prisoners depuis Incendies, outre la montée en grade colossale de la production et des moyens générés pour le film, réside dans son rapport au twist, ici amené de manière bien plus évidente qu’il ne l’était dans Incendies. Sans pour autant être prévisible, celui-ci n’est ici plus progressif ou distillé au fil du temps, le dévoilement est une fracture, un déchirement douloureux et non une suite d'indices révélateurs. La construction reste pourtant similaire, avec une enquête - celle de l’inspecteur Loki joué par Jake Gyllenhaal - qui tend à reconstruire des événements passés - l’enlèvement de deux enfants par le présumé coupable Alex Jones, interprété par Paul Dano.
La fausse piste où s'embourbe l'enquête donnera ainsi encore plus d’impact à la révélation finale. Plus proche de David Fincher (Se7en, Zodiac) que jamais, Denis Villeneuve s’attarde, une fois de plus, sur les séquelles du passé et les troubles que celui-ci provoque sur les hommes, impuissants face à son passage. Le film est un succès. Prisoners est nominé à l’Oscar de la meilleure photographie et engrange 122 millions de dollars au box-office.
4. Enemy, le trouble
2014. Tourné avant Prisoners, et présenté simultanément au Festival international du film de Toronto en 2013 mais sorti un an plus tard pour éviter tout chevauchement, Enemy est un cas à part dans la filmographie de Denis Villeneuve. Budget relativement mineur, projet réduit en un simple film à énigme, Enemy raconte l’histoire d’un homme (Jake Gyllenhaal) qui, un jour, croise son double. Il tente alors de savoir qui est véritablement cette personne, au péril de sa santé mentale.
Sinueux, vaporeux, hésitant... Les adjectifs troublants concordent tous avec la nature d’Enemy, dont la narration fait tout pour perdre son spectateur. D’un thriller hitchcockien basé sur l’absurdité et l’invraisemblance d’un dédoublement du personnage interprété par Jake Gyllenhaal, Enemy dérive peu à peu vers le mindfuck psychologique dont la métaphore se révèle, au final, assez décevante. Mais en étant l’un des films les plus mineurs de Villeneuve (tant par rapport à l’ampleur du projet au départ qu’au regard de son impact critique et commercial), Enemy entretient néanmoins cette cohérence thématique inhérente au cinéma de Villeneuve. Le trouble du temps et des différentes composantes d’une même vie font des variations illustrées dans Enemy une parabole intéressante sur ce qu’est le film en lui-même au sein de l’oeuvre de Villeneuve : un cas à part, mais étrangement similaire avec le reste de ses films. Enemy est ce « double » indésirable.
5. Sicario, le témoin
2015. Consécration artistique pour Denis Villeneuve avec Sicario, son western policier écrit par Taylor Sheridan, avec Emily Blunt, Benicio Del Toro et Josh Brolin. Le film, qui raconte la mission périlleuse du démantèlement d’un cartel de drogue à la frontière américano-mexicane, est sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes. Cette étape était, jusqu’à présent, celle qui faisait défaut à sa reconnaissance critique. Denis Villeneuve se retrouve alors à Cannes aux côtés de Nanni Moretti, Yorgos Lanthimos, Hirokazu Kore-Eda, Hou Hsiao-Hsien ou encore Jacques Audiard.
Consécration stylistique aussi. Sicario est un concentré du meilleur de Villeneuve au sein d’un film sous tension, dont la gestion du temps, sans impressionner sur le coup, marque définitivement sur la durée. Villeneuve déploie ici son cinéma via la force tranquille d’un réalisateur confirmé, à l’aise avec les outils que lui offre Hollywood et avec assez de confiance en ses propres capacités pour imposer sa marque, quitte à oser réaliser un film différent, parfois opaque mais toujours accessible. Au fond, Villeneuve est ici au paroxysme d’un cinéma spectaculaire (l’infiltration à Juarez, l’opération militaire en pleine nuit) et d’un cinéma plus réflexif, où nous, spectateurs, au même titre que l’agent Kate Macer dans le film (Emily Blunt), sommes les témoins d’irrégularités immorales sans être pour autant en capacité d’en dire quoique ce soit. Dans Sicario, le témoin n’est ainsi qu’un spectateur passif du temps qui passe.
6. Premier contact, le contrôle
2016. Un fantasme se réalise enfin pour Denis Villeneuve. Avec Premier contact, il est pour la première fois aux commandes d’un film de science-fiction. Et non des moindres. Avec Amy Adams, Jeremy Renner et Forest Whitaker, Premier contact raconte la rencontre entre Louise Banks, experte en linguistique, et une vie extraterrestre cachée au sein de douze vaisseaux éparpillés aux quatre coins de la planète. L’occasion pour Villeneuve d’atteindre une forme d’aboutissement de toutes les thématiques brassées au fil de sa filmographie et de conclure son obsession temporelle.
Car au fond, le plus grand fantasme pour Villeneuve n’est pas vraiment celui de diriger un film de science-fiction : celui-ci n’est ici qu’un prétexte pour réaliser un autre fantasme, encore plus cathartique. Celui dont l’absence dans ses autres films aboutissait, à chaque fois, à un dénouement pessimiste et résigné : le contrôle du temps. En réalisant cette finalité possible grâce au langage extraterrestre basé sur le contrôle de ce dernier, Premier contact est le seul film de Villeneuve dont la fin est – relativement - plus positive que les autres (Louise Banks aura acquis un pouvoir ultime lui ayant permis d’empêcher une guerre mondiale).
En somme, Villeneuve parvient ici à donner une réponse fantasmatique à tous les traumatismes temporels de ses précédents films. Car pour soigner les traumas, dévoiler les secrets, combler son impuissance, effacer les troubles et ne plus être qu’un simple témoin du temps qui passe, il suffit de pouvoir, miraculeusement, contrôler celui-ci. Et rien de mieux qu’un art basé sur le découpage, le montage et le contrôle du temps pour exprimer cette possibilité. A savoir le cinéma, dont la toile de projection ressemble étrangement à l’écran qui sépare, dans Premier contact, les extraterrestres, contrôleurs du temps, et les humains, simples spectateurs.
7. Blade Runner 2049, le recommencement ?
2017. Le succès colossal de Premier contact (plus de 200 Millions de dollars au box office pour un budget de 47 millions et plusieurs nominations aux Oscars) permet à Denis Villeneuve de pouvoir réaliser le plus gros projet qui lui ait jamais été attribué. Blade Runner 2049 sort trente-cinq ans après le chef d’oeuvre de Ridley Scott, et se déroule trente ans après les aventures de Rick Deckard (Harrison Ford). Cette suite de deux heures et demie, armée d’un budget de 185 Millions de dollars, fait définitivement entrer Denis Villeneuve dans la cour des grands. En passant ce cap, Villeneuve contenue également d’entretenir cette obsession temporelle désormais évidente : à Los Angeles, en 2049, l’officier K du LAPD (un blade runner campé par Ryan Gosling), se voit charger d'une enquête qui l'amène jusqu’à Rick Deckard, disparu depuis trente ans et dont le passé va devoir refaire surface...
Reste à savoir si, après avoir réussi à illustrer le cinéma comme la seule manière – pour lui – de contrôler la quatrième dimension, l’hyper-productif Denis Villeneuve parviendra à explorer une autre facette de ce mantra dans Blade Runner 2049, en recommençant, une fois de plus, à nous rappeler notre triste impuissance face au temps qui passe.