Gros Plan : Guillermo del Toro, l'amoureux des monstres

Gros Plan : Guillermo del Toro, l'amoureux des monstres

A l’occasion de la sortie cette semaine de "La Forme de l’Eau", un petit retour sur la carrière du Mexicain Guillermo del Toro, cinéaste de l’imaginaire porté sur les monstres.

Le parcours de Guillermo del Toro, avant de faire La Forme de l’eau, qu’il décrit comme "un aboutissement", a été tortueux. Déçu par la machine hollywoodienne dès son deuxième film en tant que réalisateur, après un premier long-métrage très remarqué, le cinéaste a exporté son talent et son imaginaire en Espagne, deux fois, pour atteindre une certaine forme de maturité lui permettant ensuite d’enchaîner les projets aboutis, à Hollywood. Au sommet de son art et de ses possibilités, La Forme de l’Eau, nommé aux Oscars, vainqueur du Lion d'or à la Mostra de Venise, s’annonce comme son plus grand film.

Révélation mexicaine, déception américaine

Sa carrière débute en 1993, avec la sortie de son premier long-métrage, Cronos, œuvre pleine de maîtrise dans laquelle on retrouve toutes les thématiques qui vont irriguer sa carrière. Le film narre l’histoire d’un antiquaire, grand-père vivant avec sa petite fille orpheline, qui découvre un objet en or, représentant un scarabée, qui tient entier dans la paume de sa main. Curieux de cet objet, d’autant plus qu’il attire des hommes mystérieux dans son magasin "Jésus Gris", il l’expérimente et devient accro à ce dernier, alors que l’objet lui fait aimer le sang, et l’aide même à ressusciter...

Patchwork d’influences diverses, qu’elles soient religieuses, mythologiques ou littéraires, Cronos reste cependant un film digeste et d’une élégance formelle assez remarquable pour un film avec aussi peu de budget. Emballant, concis et maîtrisé à tous les niveaux, Cronos est un coup de maître, qui repart du festival de Cannes 1993 avec le Prix de la Semaine de la Critique, ce qui "a changé vie", d’après le réalisateur.

Repéré, évidemment, par Hollywood, le Mexicain s’y envole et concrétise un projet de film d’horreur produit par Miramax, la société des frères Weinstein. Avec Mira Sorvino dans le rôle principal, Mimic narre l’histoire d’un couple de scientifiques devant faire face à leur création, soit des insectes génétiquement modifiés, nommés Judas, qui, trois ans après avoir sauvé New York d’une épidémie, menacent la ville.

Cette première expérience a été difficile, voire « douloureuse », pour le réalisateur. S’il a pu injecter ses thèmes fétiches (relation grand-père-petit-fils ; monstres humanisés) dans le film, il n’a pas eu le final cut. Dépossédé de son bébé, le film contient des scènes, tournées par la deuxième équipe, qu’il déteste, ainsi qu’une fin qu’il n’a pas choisie, lui qui aurait voulu quelque chose de plus intimiste, plutôt qu’une grande explosion. Des années plus tard, le cinéaste a pu refaire le montage de Mimic en évacuant la majorité des scènes de la deuxième équipe, et en y ajoutant dix à douze minutes. Mais le mal était déjà fait.

Dans l’Espagne franquiste

Guillermo del Toro s’éloigne alors des Etats-Unis et part pour l’Europe, en Espagne plus précisément, pour y tourner son troisième long-métrage, L’Echine du Diable (2001), prix du jury à Gerardmer. Dans la même veine que son autre film ibérique, Le Labyrinthe de Pan (2006), ce long-métrage évoque, en toile de fond, le franquisme. Dans un orphelinat catholique reculé, durant la Guerre d’Espagne qui verra le général Franco s’emparer du pays, Carlos, douze ans, découvre dans l’antre du bâtiment de l’or, lié à la cause républicaine, et le fantôme d’un enfant mort, qu’on soupçonne de reposer dans la bombe qui n’a jamais explosé et qui orne la cour de l’orphelinat. Mais ici, le fantôme est moins une créature vouée à faire peur qu’un être symbolisant le traumatisme espagnol, qui hante alors et hantera l’esprit des vivants.

Après une parenthèse hollywoodienne de trois films, qui sont des réussites critiques et commerciales, Guillermo del Toro reviendra cinq ans plus tard en Espagne pour Le Labyrinthe de Pan. Ce deuxième film évoque une nouvelle fois le franquisme, cette fois-ci de manière plus littérale via le beau-père de l’héroïne du film, joué par Sergi Lopez, qui est un capitaine de l’armée de Franco chargé d’exterminer la rébellion anti-franquiste. De son coté, la rêveuse Ofelia, dont la mère est enceinte, suit une fée qui lui fait découvrir un labyrinthe, où un monstre mythique – un faune - vit. Là, il lui est révélé qu’elle est la réincarnation de la princesse Moanna, égarée sur Terre. Toujours guidé vers son imaginaire foisonnant, le cinéaste entend conjurer un réel d’une noirceur abyssale par une propension jamais démenti à embrasser la rêverie : son héroïne, Ofelia, s’invente un monde pour oublier celui où elle vit.

Génie comics

Entre ces deux films intimistes, Guillermo del Toro s’est attelé à deux adaptations de comics, Blade II (2002) et Hellboy (2004). Le premier est un des sommets de sa carrière, avec sa période espagnole. Suite de Blade (1998), réalisé par Stephen Norrington, le deuxième Blade, le plus lucratif de la saga, rend hommage à la Blaxploitation, via ce tueur de vampires black incarné par Wesley Snipes. Film d’action énorme et spectaculaire, aux effets spéciaux modernes pour l’époque, Blade 2 est également un film romantique (amour des monstres, de la mise en scène, du genre) et une réussite totale, sans peine le meilleur film de la trilogie, et l’un des meilleurs films adapté d’un comics.

Deux ans plus tard, après avoir refusé de réaliser le troisième volet de Blade et le troisième épisode du sorcier Harry Potter, Guillermo del Toro s’attaque à un autre héros de comics, Hellboy. Personnage mi-démon, mi-humain créé par Mike Mignola, il est incarné à l’écran par Ron Perlman, acteur fidèle qui était dans le premier film du cinéaste mexicain, Cronos, et qui a joué, en tout, dans six des dix films de son compère. Fidèle au goût du cinéaste pour les monstres très humains, Hellboy est un être duel, né en Enfer mais voulant œuvrer pour le Bien.

Le film, comme tout premier épisode de franchise, pose les enjeux et les personnages. Il en découle une retenue générale, qui ne sera plus d’actualité dans le second volet, sorti en 2008, après Le Labyrinthe de Pan (2006). Hellboy II : Les Légions d’or maudites est une version bigger and louder du premier volet : dans celui-ci, les créatures pullulent dans tous les recoins de l’écran, finissant d’établir un univers crédible, quittent à diluer le récit et disperser l’attention.

D’ailleurs, contrairement au premier volet, l’histoire n’est pas adaptée d’un comics, mais est "plus proche du folklore et de l’aspect « contes fantastiques » de Hellboy" d’après le créateur du démon, Mike Mignola. Devenu maître en son royaume, Guillermo Del Toro peut alors fabriquer son prochain gros jouet.

Aboutissement

Cinq ans après le deuxième volet de Hellboy, le Mexicain, après avoir abandonné une adaptation d’une œuvre de Lovecraft (Les Montagnes hallucinées), rend hommage aux films de monstres géants avec Pacific Rim. Fan du genre bien nippon nommé kaiju, le cinéaste fait s’affronter, dans un film jubilatoire, des créatures énormes à la Godzilla contre des robots tout aussi grands à la Goldorak. Un rêve de gosse à 200 millions de dollars de budget, ultra-maîtrisé visuellement et qui est un antidote éclatant de couleurs et de virtuosité à la saga débilitante et racoleuse de Michael Bay, Transformers.

Sorti de l’imagination fertile du cinéaste, ainsi que du scénariste Travis Beacham, qui lui a apporté l’idée initiale, ce blockbuster original, comme on en fait plus (presque chaque blockbuster est dorénavant adapté d’un matériau préexistant), a conquis le box-office mondial avec plus de 400 millions de dollars de recettes dans le monde. Un deuxième volet d’une peut-être future trilogie est prévu pour cette année, avec Steven S. DeKnight aux commandes, Guillermo del Toro s’étant contenté de participer à l’écriture du script.

Durant le tournage de son blockbuster kaiju, le cinéaste évoque auprès des producteurs du film plusieurs projets (dont le Comte de Monte-Cristo version western !), et l’un d’eux retient leur attention : Crimson Peak. Cette fantaisie gothique a été écrite par le cinéaste et par Matthews Robbins après la sortie, en 2006, du Labyrinthe de Pan. Il aura donc fallu neuf années pour que son projet voie le jour, après que le casting initial ait eu le temps de se désister (Emma Stone, Benedict Cumberbatch), au profit de Mia Wasikowska et Tom Hiddleston.

Évoquant L’Echine du Diable, pour le côté « demeure hantée », le film est d’une maîtrise formelle éblouissante et compense un script ne provoquant aucun affect particulier chez le spectateur. S’il peut friser l'afféterie par certains aspects (la scène finale, avec le sol neigeux qui se colore de rouge, par exemple), le film a le mérite de remettre au goût du jour, grâce à un film raffiné, un genre complètement disparu des radars.

Metteur en scène génial, humaniste qui crée des monstres touchants, Guillermo del Toro s’échine, film après film, à déclarer tout son amour pour le cinéma de son enfance, peuplé de créatures étranges mais sages, à même de sauver un enfant, souvent orphelin, qui ne demande qu’à rêver pour oublier sa dure existence. Élevé par sa grand-mère catholique, Guillermo semble d'ailleurs nous parler un peu de lui tout au long de sa filmographie.