Jean-Pierre Melville, légende du cinéma français, génie du film noir et auteur de treize longs-métrages qui ont influencé aussi bien Quentin Tarantino que John Woo ou Jim Jarmush, aurait eu 100 ans cette année. C’est l’occasion pour tous les cinéphiles de voir et de revoir les chef-d’oeuvres qu’il a laissés derrière lui et qui sont autant de véritables leçons de cinéma.
C'est à l'âge de six ans que Jean-Pierre Melville fait ses premiers pas dans le cinéma, armé d'une caméra Pathé Baby à manivelle reçue pour son anniversaire. C'est le début d'une longue histoire entre lui et le grand écran, et les premiers contours de ce qui deviendra une figure mythique du cinéma français des années 50-60.
Melville aux mille visages
Jean-Pierre Melville, mi-homme, mi-légende, était indiscutablement un personnage énigmatique. Les témoignages de ses amis et de ses ennemis, les interviews, les photos, les films, participent à construire la figure complexe d’un « isolé volontaire », selon ses propres mots, d’un insomniaque charmeur et tyran à ses heures, d’un cinéphile infatigable et d’un cinéaste intraitable, qui se reconnaissait tout à fait dans ces mots de Sam Goldwin qu’il aimait à citer :
Il n’est pas indispensable d’être fou pour faire du cinéma, mais ça aide.
Le charmeur et le tyran
Cet amoureux du clair-obscur, qui fait tomber la lumière comme un couperet sur le visage des héros de ses plus grands films noirs, était un homme à deux visages : l’un, lumineux, jovial, avenant, l’autre plus sombre, exigeant, déraisonnable.
Les anecdotes rapportées par Melville lui-même ou par ceux qui l’ont côtoyé en disent long sur sa façon de travailler, telle que la célèbre brouille entre Melville et Lino Ventura. Melville avait un profond respect pour Ventura et le considérait comme un des plus grands acteurs du cinéma français. Pourtant, du début à la fin du tournage de L'Armée des ombres, le réalisateur et son acteur principal ne se seraient jamais adressé un mot, communiquant à travers des intermédiaires pour la moindre futilité.
A l’origine de cette brouille, la scène inaugurale du Deuxième souffle où Lino Ventura monte dans un train en marche : pour réaliser cette scène, Melville explique avoir fait croire à Ventura qu'une doublure était prévue, alors qu’il se prévoyait lui-même comme unique doublure. Ventura, voyant Melville monter dans le train à 17km/h lors d’un essai avec le régisseur, est contraint, question d'honneur, de se passer de doublure, ce que Melville cherchait à lui faire faire afin de pouvoir filmer la scène de face. En réalité, lors du tournage réel de la scène, Melville a murmuré au régisseur d’accélérer peu à peu le train si bien que lorsque Ventura monte dessus, ce dernier roule en réalité à plus de 30km/h... Ce n’est pas tant ce tour de passe-passe de Melville qui aurait fâché Ventura que le fait que Melville ait révélé à la presse ses difficultés à monter dans le train !
D’autres anecdotes tout aussi éloquentes permettent de mieux saisir ce personnage mystérieux. Bertrand Tavernier, qui fut son assistant, raconte que Melville distribuait des « bons points » pendant le tournage des films, si bien que ses studios étaient couverts d'affiches interdisant la contrefaçon des bons points de Monsieur Melville. Il contraignait toute son équipe à rester après une journée de tournage pour regarder un film de son choix, toujours le même, parfois pendant plusieurs semaines. Il aurait même interdit à toute l’équipe du tournage d’adresser la parole à Tavernier pendant des jours, ce dernier lui ayant conseillé un film qu’il n’avait pas aimé... Autant dire que Melville interprétait à la lettre les recommandations de Sam Goldwin, dépassant largement le "grain de folie".
Le cinéaste qui se rêvait acteur ou écrivain
Melville, le grand artisan de certains des plus beaux films du cinéma français, menaçait pourtant de tout arrêter avant même d’avoir réalisé ses films les plus célèbres, L’armée des ombres, Le cercle rouge, Le Samouraï, pour se consacrer à l'écriture. Au fond de lui, il se rêvait écrivain. C’est en hommage à l'auteur de Moby Dick que ce grand lecteur a choisi le nom sous lequel il deviendra célèbre. Presque tous ses films sont des adaptations d’œuvres littéraires : Le silence de la mer, son premier long-métrage, est écrit d’après le roman de Vercors, il adapte Les enfants terribles de Cocteau à la demande de celui-ci, puis L’armée des ombres de Joseph Kessel, et bien d’autres.
Il est amusant d’ailleurs de noter que Melville incarne précisément un écrivain dans une scène très drôle de A bout de souffle de Godard. Tout laisse à penser que ce génie du cinéma s’était toujours un peu rêvé écrivain. Acteur, aussi, peut-être : il s’habillait toujours de la même façon que le personnage principal de la scène qu’il devait tourner dans la journée, à la fois pour pouvoir montrer plus aisément les gestes à effectuer, mais aussi pour mieux s’y identifier et mieux diriger l’acteur qui l’incarnait.
J-P. Melville incarne l'écrivain M. Pavolesco dans A bout de souffle de J-L. Godard.
Une oeuvre tranchante et incisive
Ce cinéaste hors du commun l'est jusque dans sa façon de tourner ses films : il a fait le choix de posséder ses propres studios, les studios Jenner, dans le 13ème arrondissement de Paris, folie dans laquelle seuls Chaplin et Pagnol avant lui s’étaient aventurés. C'est là qu'il tournera une grande partie de son œuvre éclectique, où toujours priment la maîtrise et l'audace.
La trilogie de l’occupation
Né Jean-Pierre Grumbach d’une famille juive alsacienne le 20 octobre 1917 à Paris, il se rebaptise Melville en 1942, alors qu’il fuit la France occupée pour rejoindre la résistance à Londres au cœur de la guerre, et c'est sous ce nom d'emprunt, à la fois nom de plume et nom de guerre, qu'il deviendra peu à peu la légende du cinéma français qu'il est devenu.
Ce second baptême est lourd de sens, puisqu'il marque une étape fondamentale et inaugurale dans la vie et l'œuvre de Melville, qui marquera beaucoup ses films, et notamment ce que la critique désigne souvent comme la trilogie de la France sous l'occupation, initiée par Le Silence de la mer, en 1947, puis continuée par Léon Morin, prêtre, en 1961, et enfin par L'armée des ombres, en 1969. Ces trois films, chronologiquement espacés, marquent comme un besoin de revenir régulièrement à l'expérience bouleversante de la guerre, et de l'explorer à travers des perspectives différentes.
Le premier, adapté d'une nouvelle de Vercors, et qui marque l'entrée de Melville dans le cinéma, lui vaudra le surnom de "père de la Nouvelle Vague", qu'il contestera souvent avec humour, disant refuser qu'on lui attribue la responsabilité de tant d'enfants.
Le second est une adaptation d'un roman de Beatrix Beck ; Jean-Paul Belmondo y joue le rôle du jeune et séduisant prêtre Léon Morin, qui s'emploie à convertir une jeune veuve de guerre incarnée par Emmanuelle Riva.
L'Armée des ombres, le troisième et dernier film de ce cycle, écrit d'après le roman de Joseph Kessel, a ému aux larmes ce dernier et est presque unanimement considéré comme le chef d'oeuvre de Melville. Il réussit à être fidèle à l'œuvre écrite sans pour autant s'y limiter, donnant naissance à un film très personnel et très émouvant, dont certaines scènes marqueront pour toujours l'histoire du cinéma.
C'est le cas notamment de la scène d'ouverture, grandiose, où Melville reconstitue une parade de l'armée allemande sur les Champs Elysée durant 90 secondes à couper le souffle, qui donnent d'emblée le ton grave et profond du film. Lino Ventura y incarne le héros principal avec une grande finesse, aux côtés de Paul Meurisse et de Simone Signoret, magnifiques eux aussi.
Le spécialiste du hold up
Mais c'est surtout pour son génie du film noir, qu'il considérait comme une forme de tragédie moderne, que Melville est resté célèbre. Célèbre pour ses plans longs et lourds de silence et de tension, célèbre pour ses cadrages rigoureusement parfaits, d'une symétrie impeccable et glaçante, célèbre pour ses décors ciselés ⎯ célèbre enfin pour tout cet univers laconique, masculin, précis et intransigeant.
Qui dit film noir de Melville dit bien sûr Alain Delon : le magnifique Delon-tueur à gages du Samouraï, le Delon ancien prisonnier du Cercle rouge, et le Delon commissaire dans Un flic. C'est en grande partie grâce à Melville que Delon est devenu une véritable icône.
Mais parmi les grands films noirs de Melville, il y a aussi Le Deuxième souffle, avec Ventura, Bob le flambeur, avec Roger Duchesne, et enfin bien sûr Le Doulos, avec Belmondo encore, un véritable hommage aux films policiers américains des années 30, que Melville connaît par cœur.
En effet, cinéphile insatiable, il restait parfois des journées entières au cinéma, de 9h à 3h du matin, et avait une prédilection toute particulière pour le cinéma américain, qui a beaucoup influencé son œuvre, et dont il portait lui-même la marque dans son traditionnel costume ⎯ un chapeau Stetson, une paire de lunettes noires et un imperméable beige. On trouve ainsi des emprunts à ce cinéma disséminés dans son œuvre, par allusions ou citations : dans le Doulos, le cure-dent rappelle celui de Sterling Hayden dans Crime Wave , tandis que la fin du Deuxième souffle en est une citation évidente.
Le Doulos, 1962, bande-annonce
Devenir immortel, puis... mourir.
Ainsi, voir un film de Melville, c'est comme marcher sur une corde raide, charmé par la perfection de chaque plan et de chaque scène, admiratif devant ces héros complexes et hors d'atteinte, absorbé par l'écran pendant les silences épais qui portent le sens, comme dans Le Samouraï où la première parole est prononcée après 10 minutes de film. On peut dire qu'en laissant derrière lui quatorze films, dont un court et treize longs, Melville réalise bel et bien l'ambition de l'écrivain qu'il interprète dans A bout de souffle de Godard : "devenir immortel, puis mourir" ; mourir, et continuer à vivre dans ses films.