Lars von Trier au Festival de Cannes, c'est toujours un événement. Pion important dans l'échiquier européen et provocateur dans l'âme, il se fait remarquer autant pour la qualité de ses films que pour des raisons extra-cinématographiques.
On l’attendait. On l’espérait, plutôt. Pour ce 71ème Festival de Cannes, Lars von Trier avait ses chances de revenir sur la Croisette, 7 ans après l’énorme polémique suite à ses propos sur Hitler. Mais de l’eau a coulé sous les ponts, on sentait que le moment était venu de se rabibocher.
Le réalisateur danois est de ceux que l’on appelle les "habitués de Cannes », comme Ken Loach, les frères Coen ou Nanni Moretti. Même si on peut parfois chouiner un peu de voir "toujours les mêmes" être conviés, on ne peut s’empêcher de désirer découvrir la nouvelle œuvre qu’ils viennent présenter. C’est ça, la magie de Cannes.
À l’occasion de la sélection Hors-Compétition de The House That Jack Built, retour sur la tumultueuse histoire d’amour entre Lars von Trier et le Festival de Cannes.
Un habitué de la Compétition Officielle
Dès son premier film en 1984, Element of Crime, Lars von Trier atterrit en Compétition Officielle. Le début d’une longue série de sélections durant laquelle il glana quelques prix majeurs. En 1991, rebelote avec Europa, le volet final de sa trilogie Europe. Grand bien lui en a pris puisqu’il récolta le Prix du Jury – le petit frère du Grand Prix, qui a aujourd'hui disparu des récompenses possibles. On le sait, lorsqu’un metteur en scène décroche un prix important à Cannes, il devient beaucoup plus scruté par la presse et le public. Peu importe que l’on fasse mieux ou pire par la suite, un prix à Cannes est un tournant dans une carrière. Reconnu publiquement comme un cinéaste talentueux, Lars von Trier n’enchaîne pas directement.
Ce n’est que 5 ans plus tard qu’il reviendra sur nos écrans, et sur le tapis rouge, avec Breaking the Waves. Le jury tombe totalement sous le charme de cette romance tragique. D’un film à l’autre, Lars von Trier progresse et décroche cette fois le Grand Prix du Jury, soit la deuxième plus haute récompense possible. Cette même année, il se fait coiffer au poteau par le Secrets et Mensonges de Mike Leigh. Deux prix à 40 ans, ce n’est pas si mal. Et le meilleur reste à venir.
Breaking the Waves était le premier épisode de ce qu’il appelle sa "trilogie cœur en or". Deux ans après, il vient présenter Les Idiots, le second épisode. Aucun prix à l’arrivée. Ce qui ne le décourage pas ! En 2000, il termine ce qu’il a débuté 4 ans plus tôt en venant montrer son Dancer in The Dark, conclusion de la cette fameuse trilogie. La consécration a lieu ! Il entre dans le cercle fermé des réalisateurs palmés. Son actrice Björk décroche aussi le prix d’interprétation féminine. Lars von Trier est sur le toit du cinéma européen à ce moment. Personne ne peut contester son talent.
La fin des récompenses
Rien ne compte plus qu'une Palme d'Or sur la Croisette. Bien que, mine de rien, n'importe quel prix soit bon à prendre. En 2003 et 2005, Lars von Trier est sélectionné, toujours en Compétition Officielle, pour Dogville et Manderlay. Deux tentatives, zéro prix. Durant ces éditions, il faut tout de même préciser que la qualité était au rendez-vous. Le danois n'aurait pas fait tâche, mais sa non-présence au palmarès n'a rien d'un scandale.
Le début des polémiques
En 2009, Antichrist est sélectionné en Compétition Officielle. Véritable choc pour les festivaliers, le film crée la controverse. Dans ce drame psychologique, un couple endeuillé part se ressourcer dans un chalet perdu dans la forêt. Sauf que la thérapie dérape. Visuellement époustouflant, à l'image de cette introduction en noir et blanc, le film perturbe la presse par l'extrême violence dont il fait preuve dans la destruction du couple - la scène du clito, par exemple. Cannes est un endroit particulier, tout est exacerbé dans les fameuses projections presse. Il n'est pas rare de voir d'enthousiastes applaudissements ou de farouches hués. Le film est logiquement sifflé, Lars von Trier insulté - on le traite entre autre de misogyne ! Comme dit le proverbe, "de l'amour naissent les plus fortes haines ». Encensé auparavant, le réalisateur doit faire face à une armée de critiques qui le descendent sur la place publique. Rien d'étonnant, écrit suite à une dépression, son Antichrist est fait pour nous chahuter.
La presse se calme à son sujet lorsqu'en 2011, il présente Melancholia en Compétition Officielle. Les observateurs saluent le long-métrage, les compliments pleuvent. Qu'il est déjà loin le temps où une majorité de ces gens avaient des mots violents à son égard. Est-ce la fin du passage à vide ? Après trois films sans rien remporter (Charlotte Gainsbourg repart quand même en 2009 avec le Prix d'Interprétation), la quatrième fois va-t-elle lui permettre de renouer avec le succès ? Une grosse majorité de la presse y croit à la sortie de la séance. Une Palme, un Grand Prix, un Prix de la Mise en scène... On ne sait pas lequel mais il y en aura probablement un. C'était sans compter sur un événement inattendu. En une conférence de presse lunaire, tout vacille.
J'ai longtemps pensé que j'étais juif , mais j'ai découvert que je n'étais pas juif , que j'étais nazi, parce que ma famille était allemande, ce qui m'a aussi fait plaisir.
Lancé sur ses origines allemandes, le danois s'élance dans un monologue qui va engendrer un malaise considérable dans la salle. Son équipe se regarde, les journalistes lâchent quelques rires pour masquer leur gêne. Nous assistons à un suicide en direct. Il continue en affirmant qu'il a de l'empathie pour Hitler malgré ses mauvais actes, qu'il peut "l'imaginer assis dans son bunker à la fin ». Conscient qu'il aborde un sujet sensible, il souligne quand même soutenir les juifs. "Mais pas trop... Parce que Israël fait vraiment chier ! ». À chaque nouvelle phrase, on pense qu'il va enfin stopper l'hémorragie, mais en réalité il ne fait que s'enfoncer. Les maigres tentatives pour se raccrocher aux branches se soldent par un échec. Ne sachant comment s'extraire de cette galère, il lâche, sourire aux lèvres, un "Ok, je suis un nazi ! », pensant qu'une blague bien grossière allait faire passer la pilule.
Sur la Croisette, c'est un séisme. Le Festival le somme de s'excuser. Il s'exécute. Mais le mal est fait. Ses propos sont repris partout, et la sanction tombe : Lars von Trier est déclaré persona non grata par le conseil d'administration. Une première dans l'histoire de cette prestigieuse manifestation. Tout le monde est conscient que Melancholia n'a plus aucune chance d'apparaître au palmarès. Difficile d'imaginer le jury récompenser le film après un tel événement. Croyant faire de l'humour provocateur, le danois s'est aventuré sur un terrain miné. L'histoire d'amour entre lui et le Festival aura tourné au vinaigre.
7 ans après, le retour du sale gosse
"Pierre Lescure, le président du Festival de Cannes, œuvre depuis plusieurs jours pour lever ce statut de persona non grata ». Sur Europe 1, Thierry Frémaux annonce à moitié qu'un retour de Lars von Trier est envisageable à l'occasion du 71ème Festival de Cannes. La nouvelle tombera quelques jours après. Le sale gosse est autorisé à revenir, mais seulement Hors-Compétition pour le moment. En coulisses, il se dit qu'il souhaitait absolument un retour fracassant en Compétition Officielle, n'ayant connu que cette case à neuf reprises. Le cinéaste se montre gourmand. Avec Cate Blanchett en présidente du jury, la manœuvre était complexe. Car, depuis, Lars von Trier a été accusé par son actrice Björk d'agression sexuelle. Thierry Frémaux joue la carte du compromis. Il peut ainsi le réintégrer sans trop se mettre à dos sa présidente qui n'est pas obligée de voir le film.
Le convoquer directement en Compétition Officielle aurait été précipité. On ne peut pas revenir comme si rien ne s'était passé après une rupture. Il faut se réapprivoiser, s'assurer que les problèmes ne vont pas ressurgir, puis la routine reprendra ses droits. C'est clairement un test pour Lars von Trier. Le mettre Hors-Compétition est une décision sage. Mais surtout un coup médiatique énorme ! Toute la presse n'a fait que de parler de ça, et on ne préfère même pas imaginer la quantité de commentaires à la sortie de la projection. Parce que, disons le, The House That Jack Built a tout pour faire un bruit monstre. Pendant plus de 2h30, Lars von Trier va nous convier à pénétrer dans l'esprit d'un tueur qui envisage ses crimes comme des œuvres d'art.
S'il ne se fera vraisemblablement pas que des amis avec ce film, le réalisateur danois pourra au moins se vanter, sourire narquois en coin, d'avoir marqué l'histoire du Festival de Cannes à sa manière. De la passion à la haine, il n'y a qu'un pas. C'est ce qui rend les histoires d'amour si belles. Et quelque chose nous dit que nous ne sommes pas au bout de nos surprises.